À l’automne 1914, le front se fixe. Les hommes s’enterrent. Les assauts se multiplient. Les bombardements aussi. Il faut protéger la tête des Poilus. Ainsi né l’iconique casque Adrian bleu horizon ; ils coiffent les Poilus à partir de l’automne 1915. Ces casques sortent des usines Japy, dont l’une est dans le Doubs, à Fesches-le-Chatel. Normalement, l’usine fabrique des casseroles. Dans le coin, on l’appelle « la casserie ». 20 millions de casques sont fabriqués de 1915 à 1918, dont 3,5 à l’usine Japy de Fesches-le-Châtel (lire ici).
Cette histoire est typique de l’adaptation d’une production civile à une production militaire. Ce que l’on appelle, dans le jargon de la défense, une activité duale. « C’est très symbolique de l’adaptation de l’outil de production », confirme Cédric Perrin, sénateur Les Républicains (LR), président de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, ancien maire de Beaucourt, cœur historique de l’empire industriel Japy.
Depuis le salon d’honneur du 1er régiment d’artillerie, à Bourogne, le sénateur présente les enjeux du projet qu’il a initié : « Nous devons réussir à faire les entremetteurs. » Ce jeudi 5 juin, plus de 400 personnes, représentant 330 industries de Bourgogne-Franche-Comté, ont fait le déplacement au 1er RA ; elles venaient découvrir les opportunités de marché dans le secteur de la défense. Le lieu d’accueil n’est pas neutre non plus, alors que le régiment attend la dotation de son futur système d’arme, qui doit permettre de tirer des missiles à plus de 100 km (lire notre article).
Les entreprises ont pu rencontrer les neuf principaux donneurs d’ordre du secteur (Airbus, Ariane, Arquus, Dassault aviation, MBDA, Naval Group, Nexter, Safran et Thalès), ainsi que le directeur général de l’armement (DGA). Des réunions en B2B ont été organisées dans l’après-midi pour que les entreprises présentent leurs savoir-faire et compétences aux service achat de ces différentes structures.
L'industrie de la défense cherche des sous-traitants
« Nous nous battons pour garder la filière automobile, souligne Marie-Guite Dufay, président socialiste du Conseil Régional Bourgogne-Franche-Comté. Elle est face à un tsunami. Les marchés de la défense peuvent être une opportunité de diversification. » Le contexte géopolitique pousse au « réarmement » et à « la mobilisation », note Marie-Guite Dufay ; le conseil régional vient justement d’approuver une convention avec l’armée. Cela ouvre aussi « des opportunités » pour l’industrie. « Nous voulons développer notre territoire et diversifier les sources de commandes de nos PME et ETI. Beaucoup sont très dépendantes de l’automobile », abonde Cédric Perrin.
Historiquement, le territoire n’est pas tourné vers la défense. Proximité de la frontière oblige. Raison qui explique sûrement l’absence d’implantations d’envergure d’industriels de la défense dans le secteur, alors même que la région est la plus industrialisée de France. Mais localement, des entreprises travaillent déjà avec le secteur de la défense à l’instar de Metalhom, qui opère sur les châssis de véhicules de l’armée, M-Plus ou encore Becker Electronique (lire notre article). L’idée est d’en amener d’autres. « [Les donneurs d’ordre] ont besoin de sous-traitants », assure Cédric Perrin. Et ils ont de vraies opportunités d’en trouver, comme l’a réussi Selectarc en intégrant le processus des fournisseurs de Naval Group (lire notre article). « Ces grands groupes ne connaissent pas ou très peu le Nord Franche-Comté », dévoile Damien Meslot, président LR du Grand Belfort et président de l’agence de développement économique Nord Franche-Comté (ADNFC), co-organisatrice de l’événement.
Si les opportunités existent, intégrer ce marché est complexe conviennent les élus présents. « Nous sommes en capacité d’accompagner les entreprises, assure Nicolas Soret, vice-président du conseil régional, en charge de l’économie. Nous avons aussi des aides au conseil pour accompagner la certification, qui peut être longue et coûteuses. » Cet événement singulier doit contribuer à appréhender ce marché, « en rendant les savoir-faire que nous avons », indique Nicolas Soret, tout en permettant à la DGA et aux industriels « d’exprimer leurs besoins ».
Déclencher les commandes aux industries de la défense
Ces besoins, les conflits contemporains les ont identifiés. Les drones occupent une place de choix, tout comme l’artillerie de moyenne et longue portée. Mais la guerre électronique a pris « des proportions inconnues jusqu’alors », replace Cédric Perrin, lors de son allocution introductive à la journée. Autant de champs où des savoir-faire peuvent s’exprimer.
Le sénateur a profité de la tribune pour faire passer quelques messages, déjà énoncé ce mercredi dans la presse nationale (à lire ici). « Il est urgent de rentrer enfin dans la phase d’accélération industrielle que commande l’état des menaces », assure-t-il, s’étonnant de l’absence totale de commandes depuis plusieurs mois par l’État aux industriels de la défense, qui consomme leur trésorerie. Une situation née d’une situation budgétaire extrêmement complexe.
Ces commandes sont d’autant plus essentielles que le soutien de l’allié américain risque de se réduire à la portion congrue. « Nous sommes dans l’obligation d’assurer nous-mêmes notre défense et de contribuer plus encore à la défense de l’Europe », souligne-t-il. Selon lui, la Russie peut être amenée, prochainement, « à tester les défenses de l’Otan » tout en « multipliant les sabotages et les actions d’influence et de manipulation ». Les crédits dédiés à la défense doivent augmenter. De 50 milliards d’euros environ, chaque année actuellement, ils doivent passer à 90-100 milliards d’euros pour répondre aux enjeux. « Nos entreprises ont besoin de commandes pour pouvoir développer des capacités de production et innover », soutient le sénateur. Il attend des actes. Qui pourraient bénéficier à l’industrie régionale.
« Le secteur de la défense est très opaque »
Éric Demesse
Directeur de Conflandey industries, à Amoncourt
Qu’est-ce que Conflandey industries ?
Nous sommes une tréfilerie qui produit 50000 tonnes d’acier par an, depuis les armatures de câbles sous-marins, sous toutes les mers du monde, à l’agrafe de la boîte de camembert. Nous sommes une filiale d’une entreprise de sidérurgie allemande, basée dans la Sarre. Nous avons plus de 300 clients dans plus de 50 pays.
Travaillez-vous déjà pour le secteur de la défense ?
Le secteur de la défense, c’est quelque chose de très opaque. En général, on intervient en 2e voire 3e niveau de sous-traitance. On ne sait pas trop pour qui on travaille. On fournit du fil à quelqu’un qui va le transformer. L’opportunité, aujourd’hui, c’est peut-être de rencontrer des acteurs qui utiliseraient du fil pour faire des pièces d’armement.
Aujourd’hui, sentez-vous le besoin de devoir vous diversifier ?
Depuis le Covid et la guerre en Ukraine, la baisse globale de nos marchés se fait sentir. Nous avons perdu 20 % de notre chiffre d’affaires. L’évolution politique aux États-Unis nous affecte directement, évidemment. C’est compliqué de se projeter. En ce moment, il nous manque 15% de charge pour équilibrer les finances.
Pensez-vous pouvoir intégrer ce secteur ?
Le secteur stratégique que j’imagine – avec qui nous travaillons déjà – ce sont les armatures des câbles de communication sous-marins. Je produis du fil d’acier. Il faut donc que j’arrive à trouver des gens capables de le transformer pour les proposer à [un donneur d’ordre]. Notre stratégie en ce moment, c’est de nous développer sur des marchés à l’export, pour compenser les pertes européennes. La concurrence chinoise, turque, voire russe avec des acteurs qui contournent par des pays tiers, nous affectent beaucoup. Nous avons des difficultés à nous positionner en termes de prix, évidemment, mais en contrepartie, nous avons la sécurité d’approvisionnement par le biais de notre maison-mère allemande, Saarsthal. Nous avons la réactivité, la qualité et nous sommes sur du produit technique à fort de valeur ajoutée.