Les syndicats Sud Industrie et CFE-CGC de l’entité turbines à gaz de General Electric ont saisi le parquet national financier pour blanchiment de fraude fiscale, faux et usage de faux, recel et abus de confiance. Ils ont reçu des soutiens de poids. La plainte est portée notamment par maître Éva Joly. La démarche est accompagnée également par les ONGs Oxfam et Attac. Rencontre.
Lune Hornn, Paciane Rouchon et Thibault Quartier
Les syndicats Sud Industrie et CFE-CGC de l’entité turbines à gaz de General Electric ont saisi le parquet national financier pour blanchiment de fraude fiscale, faux et usage de faux, recel et abus de confiance. Ils ont reçu des soutiens de poids. La plainte est portée notamment par maître Éva Joly. La démarche est accompagnée également par les ONGs Oxfam et Attac. Rencontre.
« On change de calibre », confirme Alexis Sesmat, délégué syndical Sud Industrie, dans l’entité turbines à gaz. « On sort l’artillerie lourde », poursuit-il, en assumant le champ lexical. Les deux syndicats ont saisi, ce lundi après-midi (lire notre article), le parquet national financier (PNF) pour dénoncer les pratiques d’évasion fiscale de General Electric. Ils portent plainte contre X pour blanchiment de fraude fiscale, faux et usage de faux, recel et abus de confiance. Et Philippe Petitcolin, arborant fièrement un tee-shirt siglé du “Lion de Belfort” et de l’inscription “Belfort sort ses griffes”, de la CFE-CGC, d’assumer : « Face au dogmatisme libéral de Bercy (le ministère de l’Économie, NDLR) et à l’immobilisme, aussi bien dans la lutte contre les délocalisations que dans la lutte contre l’évasion fiscale, les syndicats ont choisi de saisir la justice pour faire respecter les règles. »
« La plainte déposée hier est historique »
Selon un calcul de l’expert mandaté par le comité social et économique (CSE) de l’entité turbines à gaz de General Electric, au moins 555 millions d’euros de bénéfices n’ont pas été localisés à Belfort, en utilisant les mécanismes des prix de transfert, de redevance de marque et de technologie (lire notre article). Ils ont minoré « artificiellement » leur assiette d’imposition confirme maître Éva Joly, conseil des requérants, députée européenne de 2009 à 2019 et candidate à l’élection présidentielle pour Europe Écologie Les Verts, en 2012. Elle a aussi conduit, en qualité de juge d’instruction du pôle financier du palais de justice de Paris, l’affaire de corruption Elf, au début des années 1990, mais aussi l’affaire Tapie. « En réalité, Belfort [serait] en équilibre si on ne truquait pas les comptes », estime également l’avocate.
« C’est un moment exceptionnel. Les plaintes pour blanchiment de fraude fiscale contre les multinationales sont rares, insiste Éva Joly. La plainte déposée hier est historique. » Elle salue le combat des syndicalistes. Selon elle, ils ne se saisissent que trop rarement des outils qu’ils ont à leur disposition pour auditer de l’intérieur les comptes de l’entreprise. L’ancienne magistrate rappelle également que l’organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a défini des règles encadrant ces flux financiers internes aux groupes internationaux, nommé le base erosion and profit shifting (BEPS), adopté en 2015 et intégré au droit français en 2019 (lire notre article). Son objectif est de donner les moyens aux États de contrer l’évasion fiscale. Et les acteurs confirment que GE ne peut ignorer ces nouvelles règles. Les manœuvres mises au jour témoignent donc d’une intentionnalité de sortir de France les bénéfices enregistrés. « Le plus choquant, pointe du doigt Éva Joly, c’est la redevance de technologie, On fait payer à Belfort des redevances sur ses propres brevets et d’autres sur des brevets tombés dans le domaine public. C’est n’importe quoi ! » Puis d’affirmer : « L’impôt doit être payé là où la valeur est créée. » Ce sujet est d’autant plus brûlant qu’entre 2006 et 2019, les recettes liées à l’impôt sur les sociétés ont baissé de 40 % en France, quand celles liées à l’impôt sur le revenu ont augmenté de 43 %.
« Quand une multinationale ne paie pas sa juste part à l’impôt, ce sont des milliards d’euros en moins pour financer les services publics, la transition écologique et une rémunération plus juste des salariés », insiste de son côté Quentin Parrinello, porte-parole d’Oxfam France sur les questions fiscales. « Avec une filiale qui se place en déficit artificiel, c’est tout le tissu économique local qui pâtit de ces manœuvres d’évasion fiscale. » Ce sont des commerces qui ferment, des effectifs qui se réduisent dans les écoles… « Ce n’est pas qu’un combat moral et éthique », ajoute-t-il, évoquant les enjeux de « la réindustrialisation ». « Nous pouvons lutter à présent, en utilisant le droit, la comptabilité et l’intelligence économique », insiste Maxime Renahy, lanceur d’alerte et membre du collectif Reconstruire (lire nos articles). « Nous avons les outils pour contraindre les dirigeants à appliquer les règles », insiste Eva Joly, glissant que les magistrats et les policiers liés au PNF sont compétents sur ces questions.
L’évasion fiscale n’est pas une fatalité
Vincent Drezer, de l’ONG Attac, insiste sur le fait que l’évasion fiscale fait aujourd’hui « système ». « On l’admet » déplore Alexis Sesmat. « Cela ne doit plus être une fatalité », poursuit-il. Entre 2008 et 2019, on enregistre – 13% de contrôles fiscaux, avec une baisse concomitante de 3 à 4 000 agents regrette Vincent Drezet. « Chaque agent rapporte plus qu’il ne coûte », remarque pourtant Éva Joly. Quentin Parrinello n’oublie pas non plus de dénoncer les accords entre Bercy et les grandes entreprises, dénonçant ainsi « un deux poids deux mesures insupportable ». Récemment, si McDonald’s va bien devoir payer au fisc 1,1 milliard d’euros, il ne sera pas reconnu coupable. Et pour le représentant d’Oxfam, c’est inadmissible ; une condamnation empêcherait par exemple l’entreprise de pouvoir se positionner sur certains marchés publics.
Les acteurs du dossier dénoncent un manque de volonté politique pour s’attaquer aux paradis fiscaux et à ces pratiques des multinationales. « Si nous faisions confiance aux dirigeants [de General Electric], à Bercy et au président de la République, il n’est pas sûr que nous garderions les emplois à Belfort », pique Éva Joly, inquiète de la pérennité de l’entreprise dans la cité du Lion. General Electric « prépare la fermeture du site », car l’entreprise « peut dire que ce n’est pas rentable », alerte-t-elle.
D’ici 3 mois, les syndicats sauront s’ils peuvent se porter partie civile dans cette procédure ; en attendant, les magistrats du PNF vont débuter leur enquête. Les acteurs estiment à 5 ans la durée de la procédure. « Ils peuvent aussi aller plus vite, confirme Éva Joly. C’est aussi une question de moyens. » Un élément d’autant plus important que l’année 2024 apparaît comme un couperet. Elle marque la fin de la validité du contrat de 10 ans signé fin 2014 entre l’État français et General Electric pour le rachat de la branche énergie d’Alstom, mais aussi l’entrée en vigueur de la nouvelle organisation de l’industriel, qui scinde ses activités (notre article). Aujourd’hui, les deux syndicats ont besoin du PNF « pour ouvrir des portes encore fermées ». “Le blanchiment de fraude fiscale aggravé, c’est sept ans d’emprisonnement encourus et les dirigeants peuvent être responsables du montant de la fraude sur leur patrimoine”, indique Éva Joly. Encore une fois, « on entre en résistance », scande Alexis Sesmat pour souligner la détermination des acteurs.