Ce mardi soir, Le Bar des sciences reprend ses conférences en présentiel. Il accueille le philosophe Pierre Statius, enseignant-chercheur à l’université de Franche-Comté. Il va s’intéresser à « la démocratie… et ses ennemis », en proposant une lecture des « colères sociales » qui fragilisent ce régime, tout en formulant quelques propositions. Le Trois l’a rencontré. Entretien.
Ce mardi soir, Le Bar des sciences reprend ses conférences en présentiel. Il accueille le philosophe Pierre Statius, enseignant-chercheur à l’université de Franche-Comté. Il va s’intéresser à « la démocratie… et ses ennemis », en proposant une lecture des « colères sociales » qui fragilisent ce régime, tout en formulant quelques propositions. Le Trois l’a rencontré. Entretien.
Crise des Gilets jaunes. Mouvement anti passe sanitaire. Rengaine anti-vaccin. Dérives communautaristes. Replis identitaires. « En apparence, le constat est patent. Dans les démocraties occidentales, la situation est inquiétante », concède le philosophe Pierre Statius, en préambule de son entretien avec Le Trois. Il est enseignant-chercheur, à l’université de Franche-Comté, en philosophie politique. Il parle de « colères sociales ». À côté, on observe une désaffection croissante pour la politique. Les taux d’abstention ont atteint des sommets à l’occasion des derniers scrutins. « La crise de la démocratie représentative est forte, confirme-t-il. Il y a des risques de cessations sociales dans toutes les classes sociales. » Et de citer, en exemple, la position inconfortable des classes moyennes : pas assez riches pour profiter des avantages fiscaux des plus aisés ; et trop riches pour bénéficier des prestations sociales des catégories les plus défavorisées.
Pierre Statius continue de peindre un tableau peu reluisant. « Le monde est disloqué et dangereux », ajoute-t-il. Lors de la Guerre froide, les belligérants étaient identifiés. L’inverse du monde contemporain. « Le monde est multipolaire, observe-t-il. Le danger vient de partout, à l’intérieur comme à l’extérieur. » Et de se référer au politiste américain, chercheur émérite à Harvard, Graham Allison, qui estime que le risque d’une guerre entre la Chine et les États-Unis est « non négligeable ». La crise des sous-marins australiens a justement rappelé les tensions et les enjeux géopolitiques de la région indo-pacifique. À rebours, la crise sanitaire a montré quelques signes d’espoir. Il pense à la dette partagée de l’Union européenne pour contrecarrer la pandémie de covid-19 et la mise en place d’un plan de relance européen. Une vraie nouveauté.
Changer de focale
Malgré un constat qui semble sans appel, le philosophe prend de multiples précautions. « Il est difficile de faire un constat sérieux et rationnel, car les phénomènes sont complexes », insiste Pierre Statius. Il remarque que les mouvements sociaux sont très composites. Il s’attarde sur celui des Gilets jaunes, qui « ne voulaient pas être représentés ». Il observe aussi qu’ils ont occupé des espaces non prévus pour la mobilisation sociale, en s’installant sur les ronds-points. « Cela pose un problème aux élites représentatives car elles ne savent pas comment régler le problème », observe le philosophe.
Pour contrecarrer ce problème d’analyse, Pierre Statius s’appuie sur Pierre Rosanvallon, qui invite à changer de méthodes ; il les a développées dans son dernier essai, Les Épreuves de la vie, comprendre autrement les français, publié cet été « La vraie vie des Français n’est pas dans les théories générales ou les moyennes statistiques », peut-on lire dans le résumé du livre. « Les principaux mouvements sociaux des dernières années, des manifestations sur les retraites aux Gilets jaunes ou au phénomène #MeToo, n’ont guère été éclairés par l’étude des structures globales de la société. Les nouvelles géographies des fractures politiques et l’instauration d’un climat de défiance ont certes été bien documentées. Mais la nature des attentes, des colères et des peurs dont elles dérivent n’a pas encore été déchiffrée », poursuit-il.
Plutôt que de regarder les chiffres, Pierre Rosanvallon invite à regarder « les épreuves ». Et il en cite trois : les épreuves de l’intégrité, de l’identité (violences sexuelles, burnout) ; celles du lien social, qui menacent l’égalité (mépris, injustice, discrimination) ; et les épreuves liées à l’incertitude (réchauffement climatique, pauvreté, divorce…). « Quand nous changeons de focal, nous voyons comment se construisent les colères sociales, en dehors des catégories sociales », remarque Pierre Statius, dont la pensée s’inscrit dans les pas de Marcel Gauchet.
Le pacte d’après-guerre
Face à ce constat, le philosophe invite à redonner « de la profondeur historique ». Son retour en arrière, il le borne en 1945, où s’installe « une nouvelle synthèse économique et sociale », basée sur le programme du Conseil national de la résistance (CNR). Les piliers de ce programme sont une économie dirigée avec de grands projets, marqués notamment par le nucléaire ou encore le TGV (dont nous venons de célébrer les 40 ans, lire notre article), mais aussi par la création de grands établissements comme l’Insee ou l’école nationale d’administration (ENA). On retrouve aussi la sécurité sociale. Puis la volonté de replacer le pouvoir exécutif au centre du jeu, au-dessus des partis ; c’est incarné par Charles de Gaulle. Aujourd’hui, le quinquennat a bousculé ce régime ; « Le Premier ministre est devenu un directeur de cabinet du président de la République », schématise Pierre Statius.
De ce pacte fondateur de l’après-guerre, il rappelle le modèle théorisé par Marcel Gauchet, qui façonnait alors, selon lui, la société : « La démocratie, c’est l’articulation du droit (ceux des citoyens, NDLR), de la politique et de l’histoire. » Pour Pierre Statius, cet équilibre est aujourd’hui rompu. Depuis les années 1970 et l’avènement de la société de consommation, on assiste à une individualisation de la société. S’il n’y a que le droit des citoyens qui prime, les demandes peuvent être infinies. On n’est pas loin de « la passion pour l’égalité », conceptualisée par Alexis de Tocqueville au XIXe siècle, qui peut menacer justement la liberté. Cette croissance des demandes de droits individuels, au détriment d’un commun, provoque « un repli sur soi », analyse Pierre Statius, qui évoque l’idée du politiste Jérome Fourquet formulée dans le livre L’Archipel français, parlant d’une nation multiple et divisée. Mais ce concept ne serait-il finalement pas performatif ? « C’est plutôt parce qu’on ne nomme pas [ces problèmes], qu’ils gangrènent la société », répond Pierre Statius, abordant notamment les dérives communautaristes.
Aujourd’hui, estime aussi le philosophe, le politique est impuissant et « l’histoire est orientée vers le présent ». « Un fait divers est égal à une loi », résume-t-il. On observe une « fureur législative » et en même temps une inefficacité de ces lois à régler quoique ce soit. S’ajoute également une absence de perspectives sur l’avenir. Dans nos sociétés, le « commun se désagrège ». Il résume alors l’équation à résoudre : « Comment articuler la défense du droit des individus et la nécessaire contrainte collective ? »
Favoriser le diagnostic commun
Trois options s’offrent à nos sociétés, estime le philosophe. La première consiste déjà à s’intéresser à l’action politique. Les citoyens ne doivent pas seulement être consultés, mais ils doivent participer au processus de décision des politiques publiques. Le deuxième enjeu est de « faire société » : quel est « le destin de la nation » ? Et cet Européen convaincu assure qu’il faut oser penser une identité européenne, même si l’Europe est aujourd’hui « une calamité ». « Nous avons le sentiment que l’Europe est une machine à produire des normes plus absurdes les unes que les autres », confie-t-il. Il ne veut pour autant pas que cette question de l’identité soit laissée à des « types comme Zemmour ».
Il propose enfin de créer un Conseil de la République, une idée formalisée par le député Les Républicains (LR) François Cornut-Gentille dans son livre savoir pour pouvoir (Gallimard, 2021). La première idée est de relever qu’on valorise beaucoup le moment de la décision, peu celui du diagnostic. « Il faut arrêter avec cette obsession », insiste Pierre Statius. Ce conseil de la République aurait vocation à remplacer le conseil économique, social et environnemental (Cese), qui a une fonction consultative. La nouvelle instance serait indépendante des pouvoirs exécutif et législatif et aurait pour mission « de faire le tour de toutes les questions de notre société en faisant le point sur les possibles », explique le philosophe. « À charge, ensuite, du politique de s’en saisir et des médias de relayer ». « Le but est de reconstruire l’opinion publique, de la nourrir et qu’elle ne soit pas que médiatique », projette Pierre Statius. Et cela doit permettre de contrer « des votes qui sont [aujourd’hui] totalement aveugles ». Mais surtout de redonner de la vitalité à un régime politique qui se caractérise de plus en plus par « un désenchantement démocratique », pour reprendre une expression de Max Weber.
Mardi 28 septembre, à 20 h, au Brit hôtel Bristol de Montbéliard. « La démocratie… et ses ennemis », une conférence de Pierre Statius, pour le Bar des sciences. Passe sanitaire obligatoire – https://www.pavillon-sciences.com/web/