
Comment analysez-vous la scène entre Donald Trump, J.D. Vance et Volodymyr Zelensky à la Maison blanche ?
Ça m’a terrifié. D’abord, je dénonce le rôle des réseaux sociaux, de l’immédiateté et de la communication. Ce genre de réunion n’aurait jamais dû se faire devant les caméras.
Ensuite, j’analyse différemment le rôle de Donal Trump (président des États-Unis, NDLR) et celui de J.D. Vance (vice-président, NDLR). Trump est en permanence dans le business. Tandis que J.D. Vance est un idéologue dangereux, ce qui n’est pas rassurant pour l’avenir ; il peut être le prochain président des États-Unis.
Enfin, cette humiliation n’avait pas lieu d’être. Cela montre surtout aux Européens qu’il y a urgence à se réveiller et à faire en sorte que l’autonomie stratégique – que j’appelle de mes vœux depuis des années – soit un objectif et dans lequel nous devons mettre des moyens.

Qu’implique cette autonomie stratégique en termes de temps et d’argent pour l’obtenir ? Qu’est-ce qu’une autonomie stratégique ?
L’objectif principal, c’est d’être suffisamment dissuasif. Il faut montrer à Vladimir Poutine que ce n’est pas la peine d’aller plus loin [après la signature d’une paix en Ukraine, qui lui aura permis de conquérir des territoires, NDLR] et que ce serait beaucoup trop coûteux pour lui. Nous avons urgence à le faire, mais cela ne se réalise pas du jour au lendemain. Il faut avoir de la volonté et du courage, ce qui a beaucoup manqué à des pays européens ces dernières années.
Quand le président de la République a annoncé qu’il fallait qu’on envoie des personnels en Ukraine – non pas pour aller sur le front, mais pour mettre en œuvre des garanties de sécurité – les deux seuls pays qui se sont déclarés favorables, ce sont la France et la Grande-Bretagne. Ce sont les deux seuls pays d’Europe à avoir des armées expéditionnaires et à être capables de mener des opérations sans le soutien des Américains. Tous les autres [pays] se sont rétractés en disant que ce n’est pas l’urgence du moment ou en [disant] qu’on ne le fera pas, pour une raison assez simple : ces pays ne peuvent intervenir qu’avec le soutien américain. Ils n’en ont pas la capacité militaire aujourd’hui.
Nous avons une armée, certes échantillonnaire, mais qui conserve de fortes compétences, une forte expérience et des moyens d’action. Ce sont aussi les deux seuls pays membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU et les deux seuls pays qui sont dotés, même si on pourrait largement discuter de la dotation de la Grande-Bretagne, de l’arme nucléaire. Il faut permettre aux autres pays européens de gagner en compétences, de gagner en matériel… En la matière, nous avons une expertise significative qui fait que nous sommes écoutés.


Vous parliez d’avoir la capacité de dissuader. La dissuasion nucléaire est-elle suffisante ?
La dissuasion nucléaire ne doit pas être notre nouvelle ligne Maginot. Elle est très importante dans le modèle tel que nous l’avons défini depuis le général De Gaulle, mais elle n’est pas suffisante. Il nous faut avoir aussi une armée conventionnelle, dotée de matériel en masse, pour être dissuasif.
Regardez ce qui se passe en Ukraine. Malgré les frappes ukrainiennes sur beaucoup de points névralgiques russes, Vladimir Poutine n’a pas envoyé de bombes nucléaires en réponse. Cela veut dire que cela dépend de la définition des intérêts vitaux, qui sont évidemment la base de la dissuasion. Mais cela veut surtout dire qu’il faut conserver des moyens pour pouvoir être suffisamment dissuasifs dans nos capacités militaires conventionnelles. Et quand je dis conserver des moyens, c’est aussi être en capacité d’être un allié exemplaire, un allié capable d’aider ses partenaires. Nous ne sommes pas à la frontière russe. Évidemment, nous [ne risquons pas d’être] envahis par les Russes le mois prochain. Le sujet, ce sont les anciens pays du Pacte de Varsovie, des cibles pour Poutine qui veut reconstituer son empire perdu avec les pays baltes, la Pologne, la Moldavie, la Roumanie, …
Ces pays sont membres – ce n’est pas le cas de la Moldavie – de l’Union européenne et de l’Otan (organisation du traité de l’Atlantique nord, NDLR). Si demain une paix est négociée par les Américains [et les Russes] sur le dos des Ukrainiens, rien n’empêchera Poutine – puisqu’il se sentira pousser des ailes et une fois son armée reconstituée – d’aller essayer de récupérer ces pays par la force. Et qui lui dira quelque chose si les Européens ne sont pas en capacité de le faire ?
Dans ces cas, les accords de solidarité et de défense réciproque, que sont l’article 5 (de l’Otan, qui oblige tout membre de l’alliance atlantique d’intervenir en cas d’attaque contre l’un d’eux, NDLR) et le 42-7 (du traité de l’Union européenne, NDLR) font que nous serons, de facto, en première ligne et cobelligérants. Il faut donc aujourd’hui être en capacité de montrer à Poutine que notre force militaire en Europe est suffisamment importante pour le dissuader de venir l’utiliser.
D’ailleurs, ce qui est assez remarquable, c’est que, quand Poutine a dit qu’il était d’accord pour que l’Ukraine entre dans l’Union européenne, il était en désaccord pour qu’elle entre dans l’Otan. Cela démontre une chose assez claire : l’Union européenne, militairement, ne fait absolument pas peur. Alors que l’Otan, c’est différent.
Il faut construire une autonomie stratégique européenne, c’est-à-dire avoir la capacité de se défendre, en coalition, entre Européens. Une des vertus fondamentales de l’Otan, c’est l’interopérabilité qu’elle offre à nos moyens d’action, parce qu’elle permet de travailler ensemble. Il faut que cette interopérabilité continue à être mise en œuvre. Il est bien évident qu’aucun pays européen, à lui seul, n’a la capacité [de lutter]. En revanche, tous les pays européens réunis ont une forte capacité. Il est aussi important de négocier un accord de paix entre la Russie et l’Ukraine, qui ne soit pas défavorable à l’Ukraine – contrairement à ce que veut faire Trump – afin de maintenir l’armée ukrainienne, de 400 000 hommes. Si demain nous devons travailler avec les pays européens à une autonomie stratégique, il est évident qu’il faudra compter sur l’Ukraine et sur son armée qui est devenue la première armée européenne.

On évoquait le besoin de se renforcer, notamment avec des armes conventionnelles. Cela implique des montées en charge pour les entreprises de la défense. Comment l’État peut-il donner de la visibilité à ces entreprises, mais aussi les sécuriser ?
En passant des commandes ! Ça veut dire augmenter le budget de la défense. Ça veut dire aussi augmenter la capacité du programme d’équipement des forces – ce qu’on appelle le P146 – pour permettre à l’État de commander davantage.


À combien le budget de la défense doit-il passer, selon vous, pour qu’il soit cohérent vis-à-vis d’une autonomie stratégique ?
À l’Otan, on parle beaucoup de 5 %. Je pense qu’à 3,5 %, on serait bien (2 % actuellement, NDLR).


Dans quelle mesure les banques et les assurances, aujourd’hui, freinent-elles les investissements ?
C’est un des sujets majeurs. J’en parlerai demain [ce mardi, NDLR] dans mon discours devant le Sénat. Je me bats sur la question du financement de la défense depuis longtemps. Le Sénat a voté la possibilité, pour financer la défense, de prendre sur la partie non attribuée au logement du Livret A. Il faut sensibiliser les banques à la nécessité de financer la défense. Le Livret A, c’est aussi montrer que le pouvoir politique montre l’exemple. Aujourd’hui, la taxonomie européenne fait que, financer la défense, c’est considéré par certains comme mal. Il faut changer les états d’esprit. Je suis très heureux qu’il y ait une prise de conscience au niveau européen. Maintenant, il faut passer de la parole aux actes, pour faire en sorte que les banques arrêtent de refuser de financer la défense. Malgré ce que dit l’association française des banques, elles refusent de financer la défense ; nous avons des exemples dans le Territoire de Belfort.

On voit aujourd’hui comment le faux peut avoir un écho considérable dans les choix politiques. Devrions-nous être plus agressifs dans la guerre hybride ?
La théorie du chef d’état-major des armées (lire notre article), c’est la guerre de haute-intensité. Cette guerre de haute-intensité commence par la nécessité qu’il y a de gagner la guerre avant la guerre. Et, dans cette théorie, c’est gagner la guerre de l’information, la guerre du numérique, la guerre du cyber. Et cette guerre, elle a déjà commencé. Nous sommes tous les jours confrontés à des problématiques de fake news, de fausses informations, d’attaques cyber, de trafics d’élection, … Évidemment, nous avons besoin de mettre des moyens très importants. Je l’ai dit au président de la République, la semaine dernière, quand j’étais à l’Élysée (lire notre article) : on ne peut pas accepter que le sujet principal des uns et des autres soit les fake news et les cyber-attaques et que, derrière, on baisse le budget du SGDSN (secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale), donc de l’Anssi (agence nationale de la sécurité des systèmes d’information) et de viginum de près de 40 millions d’euros. C’est inacceptable. J’ai déposé des amendements pour annuler ces baisses. J’ai même déposé des amendements pour augmenter leur budget. Ils ont été adoptés à la quasi unanimité au Sénat. Et en commission mixte paritaire, certains se sont amusés à supprimer ces amendements et à confirmer la baisse de ces boutiques. Si nous voulons lutter contre la désinformation, il faut mettre des moyens. C’est un sujet majeur, c’est un sujet fondamental. Il faut sensibiliser les Français aux questions de défense.

Vous appelez à une Union nationale sur le dossier. Pourquoi?
C’est une nécessité. S’il n’y a pas d’Union nationale sur un sujet comme celui-ci, il n’y en aura jamais. Nous sommes menacés et nous avons besoin de nous réarmer. Si nous ne faisons pas aujourd’hui des efforts en matière de défense, c’est toute notre économie qui sera emportée. Nous avons besoin de nous réarmer, pour être dissuasifs et continuer à être une économie puissante. Celles et ceux qui ne s’uniraient pas ne jouent pas l’intérêt national et ne sont pas des patriotes. Je suis très inquiet de voir des partis, notamment à l’extrême droite, faire du pro-Trump ou du pro-Poutine. C’est quand même assez affolant quand on voit la situation dans laquelle ils risquent de mettre l’Europe et la France. Je crois qu’aujourd’hui l’union est nécessaire et vitale. Les gens sont persuadés que si la paix intervient demain, tout redeviendra comme avant. Ce n’est pas le cas. Nous sommes à l’heure des choix.