Angela Schnaebele – AFP
Dans sa maison aux murs de vieilles pierres à Geney, dans le Doubs, Sophie Rollet regarde son ordinateur, posé sur son bureau. Cet ordinateur avec lequel elle a traqué, méticuleusement, pendant des jours, des nuits, durant des années les indices, les données, les articles permettant de compiler, le plus exhaustivement possible, tous les accidents de la route imputables à l’éclatement d’un modèle de pneu Goodyear.
Depuis dix ans, elle enquête. Depuis la mort de son époux Jean-Paul, le 25 juillet 2014 sur l’autoroute A36, dans le Doubs. Ce chauffeur routier de 53 ans rentrait retrouver sa femme après une livraison lorsque son camion-citerne a été percuté par un semi-remorque arrivant en sens inverse, dont le pneu avant gauche venait d’éclater. Les deux conducteurs sont morts sur le coup.
À force de persévérance, cette ancienne assistante maternelle que rien ne prédestinait à mener une telle enquête, fait un lien entre l’éclatement du pneu Goodyear Marathon LHS II, à l’origine de la collision, et de nombreux autres accidents en France et en Europe. “Dix années de travail à contre-courant, de cheminement quasiment toute seule… Souvent, je me suis posé la question : mais à quelle porte n’ai-je pas frappé ? “ confie cette femme au long carré châtain qui affiche un calme déterminé derrière ses fines lunettes rondes.
Après un premier classement sans suite du dossier de son mari, elle dépose plainte avec constitution de partie civile en 2016 pour “homicide volontaire” et transmet ses investigations personnelles au parquet de Besançon. Un expert est saisi. Il analyse le pneu incriminé et conclut que l’éclatement à l’origine de la perte de contrôle du camion n’est pas dû à une cause extérieure, mais à un défaut de fabrication du pneu.
"Erin Brockovich"
“Cette expertise modifie radicalement la lecture du dossier car on réalise alors que les éléments rassemblés par Mme Rollet sont validés par un expert reconnu”, se souvient le procureur de Besançon Étienne Manteaux. “Sa détermination a été centrale pour faire progresser les investigations”, reconnaît-il, saluant “le courage et la ténacité” de cette “Erin Brockovich” franc-comtoise.
Depuis, le parquet de Besançon a centralisé deux autres procédures concernant des accidents similaires qui ont causé deux morts. La médiatisation du combat de cette mère de famille contre Goodyear, révélée par Le Monde et filmée dans un documentaire d’Arte, a éveillé d’autres consciences: un second lanceur d’alerte, resté anonyme, a transmis à la justice une clé USB recelant d’importants documents internes à Goodyear, laissant penser aux enquêteurs que le manufacturier connaissait la défaillance de certains de ses modèles et a cherché à la dissimuler.
Mardi, la justice a mené d’importantes perquisitions sur trois sites de Goodyear, en France, à l’usine de production des pneus défectueux au Luxembourg et au siège européen de la société en Belgique (notre article). “Pour moi c’est une forme d’aboutissement, un soulagement”, confie Sophie Rollet avec le sentiment d’avoir “enfin” passé le relai.
"J'ai fait ma part"
Mais cette sapeur-pompier de formation, la sécurité routière et l’intérêt collectif chevillés au corps, ne peut s’empêcher de ressentir aussi un “sentiment de frustration”. “La justice ne pourra pas être parfaite”, estime-t-elle, consciente que “10 ans après, on ne sera jamais en capacité d’identifier toutes les victimes” de ces pneus défectueux.
Néanmoins, “il est temps pour moi de mettre une certaine distance avec ce dossier qui a été relativement prenant. Il ne faut pas confondre détermination et obstination”, note Sophie Rollet. Toujours en reconversion professionnelle dans la comptabilité depuis la mort de son époux, elle intervient ponctuellement pour la sécurité routière dans les écoles, les entreprises ou lors des départs en vacances.
“J’ai fait ma part. Je viens d’avoir 50 ans et aujourd’hui j’ai le souhait de penser un petit peu à moi” Ses enfants ont grandi. “J’ai toujours essayé de les préserver de cette affaire dans leur vie d’enfant, d’adolescent et d’adulte”, confie-t-elle. “Quand j’ai montré le titre des articles annonçant les perquisitions chez Goodyear à mon petit dernier de 18 ans, je lui ai demandé ce qu’il en pensait. Il m’a dit: “Rien, c’est ton affaire””, raconte-t-elle. “Et c’est bien. Je leur laisse le choix de s’y intéresser quand ils le voudront.”