L’audience solennelle du tribunal judiciaire de Belfort – la nouvelle appellation de la juridiction – s’est tenue dans un climat singulier, lundi. Les avocats ont manifesté et boycotté l’audience.
L’audience solennelle du tribunal judiciaire de Belfort – la nouvelle appellation de la juridiction – s’est tenue dans un climat singulier, lundi. Les avocats ont manifesté et boycotté l’audience. Le procureur de la République, puis le président du tribunal, sont revenus sur la philosophie de cet espace hors du temps. Deux lectures de la société. Comme un symbole de ses fractures.
Les avocats ont dressé une haie d’honneur dans l’escalier qui mène à la salle d’audience du tribunal judiciaire de Belfort, ce lundi après-midi. Sur leur bouche, ils ont scotché du ruban adhésif rouge. Ils regrettent d’être réduit au silence, alors que se tient la traditionnelle audience solennelle du tribunal judiciaire de Belfort. Le malaise est certain. Les avocats du barreau de Belfort sont en grève depuis le 6 janvier, dans le cadre du mouvement de contestation de la réforme des retraites. Ils déplorent également de ne pas avoir la parole à l’occasion de cette audience solennelle. « Comme de coutume », certifie la bâtonnière, maître Alexandra Mougin. L’an passé, cette pratique n’avait pas non plus été autorisée.
Pour manifester leur mécontentement dans le cadre de ce mouvement de contestation, les avocats demandent depuis le début du mois le renvoi de leurs audiences. Des renvois qui ne sont pas forcément obtenus. La bâtonnière estime que c’est une menace « à leur droit de grève ».
Une cordée
« Nous avons conscience des inquiétudes que nourrissent les avocats », a répondu dans ses réquisitions Éric Plantier, le procureur de la République, regrettant cette demande de renvoi systématique. Mais « le justiciable a aussi des droits », défend-t-il, en rappelant l’article 6 de la convention européenne des droits de l’homme (à retrouver ci-dessous). « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé́ de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle », peut-on notamment lire dans cet article. « C’est là la place de l’audience : trancher », revendique le procureur, qui estime que la salle d’audience ne doit pas être une « agora ». Elle doit « être protégée des tumultes extérieurs », insiste celui qui avait écrit trois réquisitions différentes ; la sélection a été faite au dernier moment, en fonction de l’attitude du barreau de Belfort. « C’est en son sein (la salle d’audience, NDLR), que doivent être tranchés sereinement les tumultes extérieurs, plaide-t-il, avant de questionner : Si nous admettons que cet espace de régulation disparaisse, où va-t-on régler les tensions sociales ? »
Éric Plantier regrette également que l’on jette le costume d’audience, ce qu’ont fait les avocats belfortains à l’extérieur du tribunal pendant la séance solennelle. La CGT, présente au pied des marches, venaient de diffuser la musique « Balance ta robe », une parodie de la chanteuse Angèle utilisée par les avocats pour dénoncer la réforme des retraites. Le procureur de la République estime que c’est une « arme », « une tenue de combat ». Que l’on ne peut pas s’en séparer. Et d’inviter, finalement : « Criez, hurlez, vociférez, écrivez, mais hors de l’enceinte judiciaire, suggère Éric Plantier, avant de relever : Le barreau est notre partenaire, parfois notre adversaire. Jamais notre ennemi. »

La tension entre les magistrats et les avocats se cristallisent dans cette vision différente. Mais la bâtonnière rappelle que cette tension n’existe pas dans tous les tribunaux du ressort de la cour d’appel de Besançon. Et glisse que leur mouvement se fait aussi en faveur du justiciable et de ses droits. Selon elle, les réformes successives l’éloignent justement des tribunaux et entraînent un recul de ses droits.
Des effectifs en souffrance
« N’ajoutez pas de la difficulté à la difficulté », demande alors le procureur de la République, en filant la métaphore de la cordée d’alpinisme. Elle arrive ensemble. Ou elle meurt ensemble. Les difficultés, Éric Plantier s’est arrêté dessus. Les parquets de Belfort et de Montbéliard sont normalement composés de huit magistrats. Seulement 6,5 postes sont affectés. « On ne monte pas le mont Blanc en tongs ou bermudas », image-t-il encore. « Un alpiniste fatigué est un alpiniste en danger », interpelle le procureur. Le message est passé. Le message est remonté. Mais est-il réellement entendu par la garde des Sceaux ?

Cette problématique de moyens alloués à la justice est relevée à son tour par le président du tribunal judiciaire, Alain Troilo. Depuis sa prise de fonction en septembre 2017, il n’a été heureux que trois semaines sourit-il. Fin décembre 2019. La seule période où l’équipe de magistrats du siège, les juges, était complète. « Nous devons faire une justice du XXIe siècle avec des moyens du XIXe siècle », dénonce Alain Troilo. La visibilité de fonctionnement ne dépasse pas les 4 mois. « L’exercice a des limites dans la durée », avertit-il. « La souffrance des deux parties (avocats et magistrats, NDLR) est réelles », poursuit Alain Troilo, qui souligne le difficile exercice du métier d’avocat, marqué par une croissance de la précarité. « Les tensions de nos sociétés se bousculent dans nos prétoires. La détérioration de nos relations montrent les conditions dans lesquelles se fait la justice », analyse finalement Alain Troilo. Inquiet.
« La justice et la liberté sont fait pour s’entendre. La liberté est juste et la justice est libre », ont rappelé Alain Troilo et Éric Plantier, en convoquant Victor Hugo. « C’est parce que la justice est libre que l’on entend la rendre en dehors de toutes pressions », a conclu le président de ce que l’on appelle dorénavant, le tribunal judiciaire.