Quelques gilets jaunes. Beaucoup de retraités. Des têtes bien connues du Parti communiste, de La France insoumise (LFI) ou des Écologistes. Un groupe de lycéens. Quelques syndicalistes, de la CGT ou de Solidaires. Les visages qui émergent de la manifestation « Bloquons tout », à Belfort, sont pour beaucoup des habitués. Il est 10 h, la place Corbis s’éveille lentement. L’air est froid, humide, une fine bruine colle aux manteaux. Les quelques drapeaux claquent sous le vent.
« Est-ce qu’il va y avoir la petite étincelle qui fait que ça prend ? », s’interroge Loïc Gatipon, syndicaliste de Solidaires Finances publiques, une main sur le col de sa veste. Autour de lui, quelques-uns haussent les épaules. Marine, 52 ans, vendeuse, regarde la foule encore maigre : « J’ai pour ma part participé à toutes les manifestations des retraites. Et quand on voit ce que ça a donné, je ne vois pas pourquoi ça prendrait aujourd’hui. » Elle s’éloigne, sac à main sur l’épaule, laissant derrière elle les premiers chants : « La retraite à 60 ans, on s’est battu pour la gagner on se battra pour la garder ! »
La place se remplit peu à peu. Une boîte en carton posée au sol recueille les propositions. Les regards s’y attardent, certains griffonnent un mot à la hâte, avant de plier le papier et de le glisser dedans. Camille, jeune homme coiffé d’un foulard, prend le micro branché sur une sono : « Le pari : l’organisation collective. Il n’y a pas d’organisateurs cette fois. On a le pouvoir de prendre nos décisions, pour une fois… » Sa voix résonne contre les façades. Les applaudissements éclatent, quelques poings se lèvent.
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Photos prises par Eva Chibane
« Moi, j’ai 27 ans, et je n’ai vu que des soucis politiques toute ma vie. Il faut faire tomber la Ve République », lâche un jeune, casquette vissée sur la tête. Les slogans reprennent : « Macron démission ! », « On lâche rien ! » Dans les discours, les mots se bousculent : Sébastien Lecornu à Matignon, vu comme une « ultime provocation », l’appel d’un syndicaliste CGT à « organiser la lutte d’en bas », la mémoire de Mai-68 et des Gilets jaunes. Puis une mise en garde : ne pas laisser le pouvoir tomber aux mains de l’extrême droite. Dans la foule, des visages se crispent, certains grimacent. Les divergences sont palpables. Mais tous restent côte à côte, alors qu’un franc soleil se découvre, déterminés à « faire durer ».
Un blocage au Leclerc
L’envie d’agir prend le dessus assez rapidement. Les propositions, collectées dans la boite à idées, fusent : bloquer des banques, des lycées, la préfecture. Finalement, c’est le Leclerc de Belfort qui est choisi. Le cortège se met en marche. Les slogans scandés résonnent dans les rues étroites. Les chaussures claquent, les pas s’accélèrent.
Devant le centre commercial, le décor est figé : grilles baissées, parking plutôt désert. Derrière les vitres, les vendeurs et vendeuses filment la scène avec leurs téléphones. La direction passe des appels.
Un petit groupe s’approche de la porte à tambour. Quelques secondes d’hésitation, puis une poussée. Les battants vibrent, s’entrouvrent. Une cinquantaine de personnes s’engouffrent à l’intérieur. Le bruit change d’un coup : slogans étouffés, pas qui résonnent dans la galerie. Certains lèvent leur téléphone pour filmer, d’autres avancent vers le supermarché dont les rideaux métalliques sont déjà baissés.
Puis la police ne tarde pas. Casques, protections, gaz. Une fumée blanche envahit l’air. Les yeux brûlent, les gorges s’étranglent. « Sortez ! » Les manifestants se dispersent en toussant, d’autres pressent un foulard contre leur visage.
Devant le magasin, l’air reste saturé. Beaucoup pleurent, d’autres crient leur colère. « Pourquoi on nous fait ça ? C’est une honte ! Il n’y a pas eu de dialogue. C’est du nettoyage, ça m’a choqué », s’emporte Houria, avant d’aller questionner les policiers. Camille reprend son souffle : « Il n’y avait pas de volonté de casser. On voit que la politique actuelle de maintien de l’ordre est en train d’évoluer. »
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Retour place Corbis, écrire la suite
Le calme revient vite. Place Corbis, une cantine solidaire s’installe à midi: marmites fumantes, repas à prix libre. Moins d’une centaine de personnes tiennent encore quelques carrefours du centre-ville l’après-midi (voir notre direct). Des questionnements s’installent. Continuer à bloquer plusieurs points ? Rejoindre le site d’Alstom ? Finalement, le groupe s’installe et s’assoit faubourg de Montbéliard, pour continuer à bloquer.
Vers 16 h, la foule s’est plutôt dissipée. Restent les plus jeunes, souvent lycéens, un groupe d’Insoumis, assis, discutant de la suite. « Il ne faut pas regarder que ce qu’on a fait nous. Il y avait aussi des blocages devant Alstom, qui a décidé de bloquer le site le 18 septembre », rappelle une militante du PCF, carnet de notes à la main.
Le matin déjà, une opération escargot a ralenti l’A36 vers l’aéroparc de Fontaine. Dans l’après-midi, une autre a traversé Montbéliard. « Je suis content, je ne pensais pas qu’il y aurait autant de monde », glisse un militant de la CGT, encore surpris. Même enthousiasme chez certains jeunes, qui se félicitent de la mobilisation du matin. Sur un morceau de papier, des adresses e-mails ont été notées dès le matin pour tenir les manifestants au courant de l’évolution du mouvement.
Selon la police, 350 personnes ont participé. Les syndicats et observateurs avancent plutôt 500. Une chose est sûre : ce 10 septembre a marqué un premier acte. Les prochaines actions doivent désormais s’organiser. La suite s’écrira en partie le 18, lors d’une nouvelle journée d’action portée, cette fois, par l’intersyndicale.
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150 gendarmes et policiers mobilisés
La préfecture du Territoire de Belfort revient dans un communiqué de presse sur le bilan de la journée du 10 septembre. Elle évoque « une intrusion » au centre commercial Leclerc de Belfort, où des manifestants sont « entrés par effraction dans le magasin ». « Les forces de l’ordre sont immédiatement intervenues pour mettre fin aux dégradations et procéder à l’évacuation des manifestants, en faisant usage de gaz lacrymogènes », précise-t-elle.
« Le centre opérationnel départemental a été activé par le préfet du Territoire de Belfort; au total près de 150 gendarmes et policiers ont été mobilisés durant la journée », détaille-t-elle encore.