-7°C au compteur de la voiture, ce mardi 14 janvier. 7h30. Départ pour les Jardins d’Idées de Bavans. Le jour se lève à peine, le givre a recouvert les terres et les voitures. À 8 h, tous les salariés en insertion sont là. Pas de retard, pas d’absence injustifiée malgré les conditions du jour particulièrement difficiles. Le nez rougi par le froid, le corps emmitouflé dans des couches de vêtements et de grosses bottes. « C’est parti, on s’échauffe », lance Sébastien, chef des cultures. Chaque matin, il organise un échauffement collectif avant de commencer la journée.
Ici, une vingtaine de personnes s’affairent au coeur de l’hiver pour continuer à faire vivre les Jardins. Préparation de paniers de légumes bio pour les clients et les paniers solidaires, réparations en tout genre, préparation des repas, culture des semis : l’activité ne s’arrête jamais. En cette saison, ils sont une vingtaine. Le reste de l’année, ils sont plus du double.
Dans un précédent article, nous évoquions les difficultés financières des Jardins (lire ici). En 2024, les cultures ont souffert d’une météo très pluvieuse, condamnant par exemple presque toute la production de betteraves. Une dette de 200 000 euros s’est creusée en quelques années. Le commissaire aux comptes a déclenché une procédure d’alerte et a accordé six mois pour redresser la barre et prouver la pérennité de la structure. Des projets sont en cours pour augmenter les rendements financiers, mais l’urgence est là. Une fermeture est envisagée cette année si aucune solution durable n’est trouvée (lire ici).
Lors d’une assemblée extraordinaire le 18 décembre, Anna Maillard, présidente des Jardins, et Mehdi Manna, directeur de l’ensemblier, ont insisté sur l’importance de sauver cette structure, chantier d’insertion par l’activité professionnelle. « On donne du travail à ceux qui en sont privés, à ceux qui ont des parcours de vie fracassés », expliquait Anna Maillard. « On nous oriente les personnes les plus éloignées de l’emploi », ajoute Sébastien Bédut. « Le but est qu’ils reconstruisent un projet professionnel. » Ce mardi matin, il fait face à des salariés qui, pour certains, ne parlent pas encore bien français, sont en situation de handicap, sont très précaires et/ou ont connu des ruptures sociales et professionnelles importantes. Ensemble, ils travaillent et se reconstruisent par la production de légumes biologiques, vendus en circuit-court sous forme de paniers hebdomadaires à un réseau d’adhérents-consommateurs.
« Ça fait un bien fou d’être accompagnée »
Dans cette structure d’insertion, les contrats durent jusqu’à deux ans. Pendant ce temps, les salariés réapprennent une activité. Ici, le maraîchage biologique. Sabrina, 44 ans, y travaille depuis 11 mois. En épluchant des légumes, emmitouflée contre le froid, elle raconte : « Le travail dehors n’est pas évident. Mais j’étais curieuse, je n’avais jamais été vers ce type de métier. » Après de très nombreuses années dans l’aide à domicile, elle a voulu changer de voie. « C’est magnifique ici », dit-elle en levant les yeux vers l’horizon gelé. Mais elle confie aussi, en riant, que ce milieu est parfois un « monde d’hommes un peu macho ». En effet, elle est l’une des rares femmes à y travailler. « Mais j’ai du caractère et un moral d’acier », sourit-elle. Ici, elle a trouvé une respiration dans sa vie et a surtout trouvé une nouvelle passion : la vente. La vente de légumes, d’une part. Mais elle se projette aussi vers de la vente de produit naturel : « Le bois par exemple, ça me plairait. » Les encadrants l’aident pour cela. « On m’appuie pour faire des stages et des formations. Ça fait un bien fou d’être accompagnée et de se soutenir soutenue. »
Un peu plus loin, Stéphane, d’Audincourt, qui fêtera ses 50 ans le 15 janvier, colle les étiquettes sur les paniers qui doivent être distribués. Il répertorie les clients. « J’ai pris des responsabilités. J’ai passé huit mois dans les champs, j’ai commencé par désherber avant de pouvoir progresser. J’ai fait mes preuves. » Il a passé douze ans sur des échafaudages, raconte-t-il. « Je n’ai plus l’âge pour ça. C’était trop physique. Dangereux. » Son parcours de vie l’a emmené vers les Jardins d’idées. Lui aussi prépare l’après. Avec encore une quinzaine d’années avant la retraite, il espère poursuivre dans le maraîchage, une activité qu’il maîtrise quasi naturellement, ayant grandi dans une ferme.
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Collectif
Le soleil s’est levé, donnant au ciel la teinte rosée des débuts de journée. Dans un algéco, Sylvain, 40 ans, coupe des légumes. Il prépare le déjeuner de toute l’équipe, aidé d’un collègue apprenant le français. Il l’aide, lui donne les instructions pour qu’il coupe correctement les légumes, comme un vrai chef. « Mon expérience ici, je la vois comme un tremplin. Même si les conditions météos ne sont pas faciles et que j’ai passé huit mois dans les champs. » Alors que le soleil pénètre par la fenêtre de l’Algeco embuée, il sourit avant d’embrayer : « Ici, on m’a aidé à monter un dossier MDPH (Maison Départementale des Personnes Handicapées) pour que je puisse travailler aux tables d’Uzel. » Ce restaurant de la JonXion emploie des personnes en situation de handicap. Bientôt, il espère pouvoir y travailler en cuisine. « Ce qui m’intéresse, ce serait de faire de la cuisine pour les entreprises, l’hôpital aussi. » Pressé de continuer ses recettes, il se concentre. Ce midi, ce sera soupe de légumes, frites maisons, salade et compote de pommes pour tout le monde. Chaque midi, les repas sont partagés entre tous et tout le monde passe en cuisine à tour de rôle « pour apprendre à cuisiner, déjà. Et voir que l’on peut cuisiner des légumes facilement », explique Sébastien, chef des cultures.
Sébastien porte un regard professionnel sur l’insertion : « L’image qu’ont les gens de l’insertion est souvent empruntes de clichés », relève-t-il.« Le but est que les personnes soient ici comme dans une entreprise classique. Il peut y avoir une tolérance parfois, mais on colle au maximum à un cadre d’entreprise professionnelle, afin de les préparer. » Une bienveillance est portée à ses personnes au parcours de vie cabossé, mais sans en faire des montagnes non plus.
Les encadrants doivent avoir des compétences techniques, liés au maraîchage. Mais aussi une fibre sociale. Leur boussole ? « On s’appuie sur les Jardins de Cocagne. La vision des jardins nous donne un objectif. On doit être à l’écoute, aider, être patient. Savoir aussi ne pas effacer les conflits, les apaiser, éviter les drames », poursuit-il. Mais cela arrive peu. « Quand ils viennent ici, les mains dans la terre, à planter, désherber, travailler, c’est aussi pour se changer les idées. » Anna Maillard, la présidente des Jardins d’idées, complète. « Souvent, ils ont beaucoup de problèmes en dehors. Faire garder les enfants, se chauffer. Mais ils sont là tous les jours » Ici, chacun a un rôle. Des tâches pour faire tenir l’équilibre de la production. Un équilibre désormais très fragilisée par les difficultés financières.
Retrouver l’équilibre
Aux Jardins d’Idées, six personnes sont encadrantes.Une personne gère les questions sociales, deux autres l’administratif et trois personnes gèrent le maraichage. Ils portent, avec les salariés, la production de cultures sur l’équivalent de huit terrains de foot, avec cinq hectares de terrain et 800 arrhes de tunnels. Pour que cette l’activité ne coule pas, et que tous les emplois puissent perdurer, plusieurs pistes sont à l’étude : l’augmentation du prix des paniers, la collaboration avec des collectivités et des grandes entreprises pour fournir aux salariés ou encore aux services de restauration collective. Une réflexion est également menée sur une collaboration avec des restaurants pour fournir des légumes bio et locaux. Le besoin immédiat : trouver des partenaires solides pour l’avenir. Et mieux produire, notamment en investissant dans des équipements plus modernes, comme l’expliquait Mehdi Manna, directeur de l’Ensemblier.
Anna Maillard, présidente de l’association, rappelle après de nombreuses remarques en ce sens, que si des fonds publics sont donnés, ils sont fléchés sur l’accompagnement social et non sur le maraîchage. Pourtant, c’est bien cette part qui est en difficultés à ce jour, et là qu’il faut trouver des solutions. Sans ça, la structure disparaîtra. Les emplois avec, s’il n’y a plus d’activité. Une perte impensable, pour des acteurs qui se mobilisent pour mieux faire connaître la structure. Et ainsi, peut-être, mobiliser des acteurs à se tourner vers des partenariats pérennes pour redonner un socle aux Jardins d’Idées.