Julia PAVESI – AFP
Fin 2016, le Parlement adoptait la loi Sapin II, pensée notamment pour empêcher que les entreprises françaises ne soient condamnées à l’étranger: à l’époque, Alstom, entre autres, était tombé sous le coup de la justice américaine qui, en vertu de lois à portée extra-territoriale, lui avait infligé de lourdes amendes. Inscrite dans le nouveau texte, la convention judiciaire d’intérêt public (Cjip) a offert aux entreprises la possibilité de payer une amende pour clore la procédure, sans déclaration de culpabilité ni condamnation.
Depuis, le parquet national financier (PNF) a conclu 15 accords – six en 2022 contre un en 2018 – notamment avec Airbus, Google, McDonald’s ou Bolloré. Et publie lundi de nouvelles lignes directrices dans un souci de “prévisibilité juridique” pour les entreprises.
5,2 milliards d'euros récupérés par l'État
“Le recours à la Cjip a mis un terme à la litanie des non-lieux et relaxes qui caractérisait la France” en matière de corruption, insistait lors d’une audience au tribunal judiciaire de Paris en novembre le procureur de la République financier Jean-François Bohnert.
Pour le PNF, la Cjip est “efficace” car la sanction est rapide, moins coûteuse, moins longue et moins aléatoire qu’une instruction suivie éventuellement d’un procès, “prévient la récidive” grâce au contrôle qui peut être imposé à l’entreprise par l’Agence française anticorruption et “renforce la souveraineté pénale et économique de la France”.
Côté avocats des entreprises, on souligne les avantages de cette alternative “pragmatique” aux poursuites : pouvoir continuer d’accéder aux marchés publics, surtout à l’étranger, préserver sa réputation, éviter le feuilleton médiatique et une longue procédure imprévisible, tout en sachant que les amendes encourues sont plus élevées que celles prononcées en correctionnelle. La Cjip “donne de la visibilité, on regarde le problème en face qu’on va régler et on passe à autre chose”, fait valoir Me Charles-Henri Boeringer, qui a négocié plusieurs accords pour de grosses entreprises. D’autant que “les Cjip généralement sont bien perçues par les marchés.”
Jusqu’à présent, tous les accords ont été validés par un juge du siège. Lors d’une audience en 2022, le président du tribunal judiciaire de Paris Stéphane Noël a lui-même déclaré vouloir assurer le “développement de ces Cjip”. À ce jour, les Cjip du PNF ont rapporté au total 5,2 milliards d’euros à l’État.
Changement de culture judiciaire
Mais toutes les parties reconnaissent que négocier n’est pas dans la culture judiciaire française, ce qui suscite récitences, scepticisme voire farouche opposition. Pour certains magistrats du siège, qui rappellent l’importance de l’office du juge, le parquet ne doit pas se mettre au même niveau que le prévenu, ni devenir son co-contractant.
Ils voient la Cjip comme un pis-aller pour désengorger les tribunaux, là où il faudrait au contraire, selon eux, augmenter les moyens des juges et des services enquêteurs pour obtenir de meilleures enquêtes dans des dossiers complexes. “De quelle justice rêve-t-on ? celle de conclure un accord entre un client et le parquet, seul maître à bord ?” cingle un juge du siège, pour lequel ce genre de transaction “pose aussi la question de la séparation de l’autorité des poursuites”.
Un autre avocat expérimenté ayant participé à des négociations est aussi partagé : “Le PNF cherche le profit, est-ce ça le but d’un parquet ?” Quand un tribunal correctionnel rentre dans le détail des infractions, l’audience de Cjip ne dure que quelques heures, avec un rappel résumé des faits. “Il n’y a aucune charge symbolique du procès. C’est un renoncement, un accord commercial qui vient à rebours de l’esprit de justice”, avait regretté en audience Me Jérôme Karsenti, avocat d’Anticor. L’association anticorruption insiste sur “l’importance de la tenue de débats publics concernant les faits de corruption”, pour garantir “l’accès du plus grand nombre à l’information et donc l’exposition de ces pratiques”.
La Cjip n’éteint pas les poursuites pour les dirigeants, mais peuvent-ils bénéficier, depuis 2019, d’une peine proposée par le PNF et homologuée lors d’une courte audience de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), sorte de plaider-coupable français. Une option qui divise elle aussi, pour des raisons assez similaires. Et un juge du siège d’interroger : “Sanctionner la corruption par de l’argent, est-ce une vraie sanction ?”