
Vous dites, dans une tribune publiée dans Libération, que l’Europe est à un tournant pour sa défense. Que soulignez-vous ?
Il est temps de prendre notre destin en mains et d’appliquer un concept que la France a imaginé en [1994] dans le livre blanc de la Défense, une autonomie stratégique européenne : ne pas dépendre des autres ; pouvoir engager nos armes quand nous en avons envie ; et gagner en indépendance par rapport à des partenaires quels qu’ils soient, notamment les États-Unis. Nous nous sommes trop longtemps reposés sur l’Otan, sur le fait que les Américains étaient là pour nous protéger. Dans ce cadre, beaucoup de pays européens n’ont fait aucun effort d’investissements. Le problème, c’est que [Donald] Trump arrive et tout s’écroule. Il vaut mieux dépendre de nous-mêmes que de dépendre des autres.

La souveraineté stratégique implique plus de matériel militaire. Mais si c’est pour acheter du matériel américain, quel est l’intérêt ?
Tous les dirigeants européens sont en train de dire qu’il faut augmenter les dépenses de défense. Mais si c’est pour acheter des milliards [de matériels] aux États-Unis pour se faire bien voir et calmer le jeu sur les droits de douane, je dis clairement : « Non ! » Parce que si nous achetons du matériel américain, nous n’aurons pas le droit de l’utiliser.

La base industrielle et technologique de défense (BITD) française et, par extension, européenne a-t-elle les capacités de fournir le matériel dont on a besoin pour notre autonomie stratégique ?
Elle les a de plus en plus. Je rappelle que les programme européens Asap, Edirpa ou Edip sont justement là pour augmenter les capacités de production industrielle de défense en Europe. Asap a permis de doubler ou tripler la surface de certaines industries d’armement et de multiplier par dix la production d’armement. Nous sommes dans la bonne voie. Il est clair que nous ne pouvons pas tout voir et tout faire d’un claquement de doigt. Mais cela doit être l’objectif. Et si nous devons avoir recours – dans des moments très précis et sur des matériels très spécifiques – à du matériel non-européen, parce que nous n’avons pas le choix, il faut évidemment le faire. Nous n’allons pas rester les bras croisés. L’objectif, à terme, c’est de ne pas du tout dépendre des autres.


Nous connaissons les pratiques américaines de chantage pour vendre leur matériel. Le Rafale français en a fait les frais face à l’avion F-35, qui équipe notamment les aviations allemande, belge, italienne, roumaine ou encore danoise. Comment lutte-t-on contre ça ?
Ce qui est clair, c’est qu’il ne suffit pas d’acheter des F-35 pour avoir la protection américaine ! Je pense, en particulier, au Danemark, qui a acheté des F-35 auprès d’un puissant et bel allié d’Amérique. Ce n’est pas pour ça que l’Amérique ne veut pas leur piquer le Groenland. Il doit y avoir une prise de conscience pour chaque État membre. Mon intérêt, en tant qu’État membre, c’est d’acheter en Europe et si c’est possible, évidemment, dans mon pays. Et n’oublions pas quelque chose : avec les armements américains, nous pouvons être interdits d’utilisation par les États-Unis, dans le cadre des lois d’extraterritorialité, qui nous empêchent d’utiliser les armes sur un certain nombre de conflits, de théâtres d’opérations… Si nous produisons nous-mêmes, nous n’aurons pas ce genre de problème. Nous dépendons de nous-mêmes et après nous pouvons être partenaires. Mais pas avec un partenaire qui essaie de nous mettre la tête sous l’eau.
"C'est pour défendre les citoyens européens, leur mode de vie, la démocratie, les valeurs qui sont les nôtres que nous faisons cela. Nous ne faisons pas cela pour partir en guerre, ni pour le plaisir. Nous le faisons pour protéger les Européens"
Christophe Grudler

Comment fait-on pour que les acteurs européens travaillent ensemble quand on voit l’impossibilité d’acteurs franco-allemands de réussir à fabriquer le char du futur ?
C’est valable pour le char de futur. C’est valable pour le Scaf (système de combat aérien du futur, NDLR). C’est valable pour tous les projets européens. Ça consomme du temps, de l’énergie, parce qu’il y a trop d’ego nationaux. [À l’inverse], ceux qui nous disent qu’il ne faut que du national veulent absolument que nous dépendions des autres. Nous ne pourrons jamais tout faire tout seul. Mais à 27, nous pouvons le faire. Il faut dépasser le cadre de la compétition nationale. Notre avenir, ce sont des coopérations européennes où nous serons capables de monter des projets à plusieurs pays, y compris les plus petits pays. Les grands groupes peuvent [s’associer] avec des PME de ces pays qui n’ont pas aujourd’hui d’usines d’armement. Cela peut leur permettre d’acheter du matériel dont une partie serait produite chez eux. Il peut y avoir un modèle vertueux où l’on partage la chaîne de valeur, dans un cadre européen, où les pays font un choix de commandes publiques, préférentiellement européens.



L’échelle des 27 n’est-elle pas trop large ? Une association entre quelques pays comme l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la France ou la Pologne, qui ont déjà un socle de BITD et une armée professionnelle, ne serait-il pas déjà une bonne base de départ pour ne pas s’éparpiller ?
Absolument, je suis tout à fait d’accord avec ça. L’armée européenne ne doit pas exister en tant que telle. Cela doit être une coopération entre armées nationales ; c’est beaucoup plus facile pour monter en puissance. C’est vrai qu’il y a des pays en avance et volontaires. Nous pouvons faire plusieurs cercles de coopération, mais je pense que le but doit être d’intégrer d’autres pays. Il faut avoir cette envie de partager avec d’autres, notamment pour leur permettre d’acheter du matériel. Si un pays à l’est de l’Europe constate, après avoir acheté à un producteur d’Europe occidentale, qu’il n’a aucune retombée pour son territoire local, pourquoi achèterait-il plus alors à ces pays d’Europe et non pas à des Américains ou des Coréens ? Si nous arrivons à les intégrer, en partageant une partie de la chaîne de valeur chez eux, là, c’est une vraie coopération. Nous pouvons commencer avec ceux qui sont le plus avancés, mais dans un esprit de grands frères qui tendent la main au niveau de la défense. C’est comme cela que nous arriverons à créer une vraie défense de l’Europe. Je ne parle pas d’Europe de la défense. Je parle de la défense de l’Europe. C’est pour défendre les citoyens européens, leur mode de vie, la démocratie, les valeurs qui sont les nôtres que nous faisons cela. Nous ne faisons pas cela pour partir en guerre, ni pour le plaisir. Nous le faisons pour protéger les Européens.

L’effort budgétaire du 800 milliards d’euros annoncé par Ursula Von der Leyen est-il suffisant ? On attend quand même une vraie vision. Aujourd’hui, on ne l’a pas.
Les 800 milliards sont un bon signal. Il fallait le porter assez vite. Mais ce n’est pas très opérationnel. Ce sont des prêts de la BEI (banque européenne d’investissement, NDLR). Ce sont aussi 150 milliards de prêts aux États membres qui n’ont pas les moyens d’acheter aujourd’hui. C’est également l’autorisation de dépasser les 3 % de déficits budgétaires, au nom de la défense. Et puis, c’est quelque chose qui est peut-être un peu plus inquiétant, passé pour l’instant inaperçu : les États membres pourraient récupérer pour la défense les fonds structurels qui n’auront pas été dépensés. Est-ce que ça veut dire qu’il faut arrêter le développement régional au titre du Feder, du Feader, Interreg et du fonds social européens au profit de la défense ? Je pense que le signal ne serait pas bon. Il faut trouver les moyens d’avoir une vraie ressource propre. Je suis assez favorable à un emprunt, financé par des recettes européennes, comme nous l’avons fait au moment du plan de relance après le Covid.

L’Europe travaille-t-elle au remplacement du système satellitaire Starlink d’Elon Musk, utilisé par les Ukrainiens depuis le début du conflit ?
Déjà, le renseignement américain ne donnera plus de renseignements à l’armée ukrainienne. Ensuite, il est possible que, du jour au lendemain, Starlink coupe son signal en Ukraine. J’ai demandé à la Commission, en urgence, de trouver des solutions alternatives. Il y en a deux. Une solution publique avec GovSatcom, qui est la mise en commun de capacités de télécommunications qui viennent notamment des ministères de la Défense de plusieurs états membres et de l’Otan. On travaille dessus depuis plusieurs mois. Ce système sera opérationnel en avril. Cela peut être une très bonne solution, sécurisée, pour l’armée ukrainienne. La deuxième possibilité est d’avoir recours à des services commerciaux, peut-être moins sécurisés, mais qui ont peut-être un spectre plus large.