Depuis le Moyen Age, l’Aire Urbaine et son voisin suisse possèdent une histoire commune. Cette proximité s’est renforcée depuis la Révolution. Deux cent trente ans de liens étroits mais aussi sinueux que nous découvrons aujourd’hui.
Jordan Lahmar-Martins
Depuis le Moyen Âge, l’Aire urbaine et son voisin suisse possèdent une histoire commune. Cette proximité s’est renforcée depuis la Révolution. Deux cent trente ans de liens étroits mais aussi sinueux que nous découvrons aujourd’hui. C’est la chronique proposée cette semaine par Jordan, dans son usine à histoire (retrouvez ici toutes les chroniques).
Boncourt, village suisse encerclée par la France. Jusqu’en 1780, les Boncourtois sont dans une situation particulière : ils dépendent à la fois du royaume de France et du prince-évêque de Bâle. Pour le ministère du culte, ils sont rattachés à l’archevêché de Besançon. Deux traités mettent fin à cette situation atypique, la commune devenant définitivement helvète.
Cette situation est révélatrice des liens proches entre le Jura suisse et l’Aire urbaine. L’intégration entre les deux territoires n’a pas commencé avec la Révolution française. Bien avant, l’immigration des populations de Jurassiens en divers lieux du futur Territoire de Belfort a permis à la région de se redresser. Ces implantations se sont produits à la suite de la guerre de Trente Ans qui a provoqué une chute démographique dans notre région. Des unions mixtes entre Français et Suisses sont fréquentes dans toutes les couches de la société. Un exemple vers 1685 où le maire de Delle, Jean-Pierre Taiclet épouse Marie-Agnès Ragashin, issue d’une grande famille bourgeoise de Delémont et de Porrentruy.
Après 1789, cette relation privilégiée va s’accentuer encore. Imprégnés des idéaux révolutionnaires, les Jurassiens demandent l’obtention de droits nouveaux. À cette époque, le souverain de la région est le prince-évêque de Bâle. Deux siècles auparavant, un des souverains jurassien a fait de Porrentruy sa capitale après avoir été chassé de Bâle par les protestants.
Diffusion des idées de la Révolution
Régnant en souverain quasi-absolu, le prince-évêque fait face aux idées révolutionnaires qui ont traversé le Jura. La situation dégénère en 1792. Abritant des ennemis de la République, le prince-évêché est envahi par les troupes françaises en avril. Parmi ses soldats, des Belfortains qui vont jusqu’à manifester à Porrrentruy. Ce mouvement de troupes peut être assimilé à une invasion symbolique, par les Terrifortains, de leur voisin. Les soldats français ont pour objectif initial d’occuper le Jura suisse. Le territoire n’en est pas moins détaché du reste de son ancienne entité en formant la République Rauracienne.
En 1793, des habitants de la région, pour certains téléguidés, demandent leur rattachement à la France. Un décret du Directoire du 23 mars exauce le vœux des rattachistes. L’actuel canton du Jura et quelques territoires voisins comme Laufon sont annexés à la France. La région devient le département du Mont-Terrible. Ce nom provient du Mont Terri, une hauteur situé près de Porrentruy. Le nom a du prendre la forme de Terrible par une déformation linguistique. Le Mont-Terrible est agrandi en 1797 de la principauté de Montbéliard, fraîchement conquise.
En 1800, l’ensemble est à son tour intégré au département du Haut-Rhin qui atteint bientôt son maximum historique. Le Jura suisse est intégré économiquement, culturellement et politiquement à l’Alsace. Des entrepreneurs en profitent ; parmi eux la famille Deckherr, des imprimeurs. Originaire de Spire, dans l’actuel Allemagne, le fondateur de la dynastie est Jean-Théophile. Il s’établit à Montbéliard peu de temps avant la Révolution. En 1812, les fils de Jean-Théophile s’associent et ouvrent deux sites de production à Montbéliard et Porrentruy. Ils peuvent inonder dans un marché économique unifié tout le département du Haut-Rhin.
Cependant, la défaite napoléonienne de 1814 modifie cette équilibre. Le Jura est annexé par le canton de Berne. Les liens économiques avec l’Aire urbaine sont rompus mais non les liens culturels. Les Deckherr ferment leur imprimerie de Porrentruy. L’adjonction du Jura ne se fait pas sans heurts. Des protestations apparaissent principalement à Porrentruy et les alentours pour demander le maintien à la France. Il est même question pour le roi d’échanger le pays de Gex contre l’Ajoie (région de Porrentruy et Delémont).
L'éveil de deux territoires
Le territoire de l’actuel canton du Jura est annexé par le canton de Berne, principalement germanophone. Dans les décennies suivantes, les autorités de la capitale suisse laissent faire une germanisation du territoire. Une immigration importante arrive dans la région où la langue de Molière recule.
À ce changement linguistique, les Francophones du canton de Berne sont aussi déconsidérés d’un point de vue politique. Un sentiment autonomiste se développe. Le nord Franche-Comté ne reste pas en dehors de ces tensions politiques. Xavier Stockmar est un homme politique ajoulot. Il est un fervent partisan de l’existence de l’Ajoie en tant qu’entité libre. Il est l’auteur de la Rauracienne, l’hymne officieux de l’Ajoie. Condamné pour séditions par la justice suisse, Stockmar finit en exil dans la région de Montbéliard pendant trois ans après un passage parisien. Stockmar ne sera pas le seul autonomiste à fuir en direction de l’Aire urbaine.
Les liens entre les Jurassiens et les nord-Comtois ne sont pas menacés par ces turpitudes politiques. Au contraire, les relations se renforcent par l’arrivée du chemin de fer. Delle et Porrentruy sont reliés en 1872, la ligne Belfort-Bienne est mise en service totalement en 1877. L’annexion de l’Alsace par l’Allemagne va renforcer l’intérêt pour l’Aire urbaine. La région devient stratégique. Le développement du nord Franche-Comté durant cette période profite à la Suisse voisine grâce à des investissements transfrontaliers. Le retour de l’Alsace dans le giron français va cependant ralentir cet attrait à partir de 1919.
Pendant la guerre, des relations contrariées
Les villes frontalières sont prisés des entrepreneurs suisses pour s’implanter sur le marché français. À Delle, les Usine Dielectiques de Delle et le Fil Moderne Isolé qui emploie dans les années 1960 plus d’un millier de personnes sont d’origine suisse. De la même manière, les Suisses immigrent dans le sud-est de l’Aire urbaine. Ils représentent, en 1931 à Beaucourt, 15% de la population communale. Parmi les immigrants, peu proviennent du Jura suisse qui est faiblement peuplé à cette époque.
Avant la Seconde Guerre mondiale, les relations entre l’Ajoie et le Nord-Comtois sont ouvertes, les échanges commerciaux sont nombreux. La gare internationale de Delle reste un endroit fréquenté même si elle est en perte de vitesse depuis 1919. L’invasion de 1940 va être une nouvelle illustration des relations privilégiées entre les deux territoires. Lors de la débâcle, près de 50 000 Français se réfugient dans la partie jurassienne du canton de Berne. À la même époque, l’actuel canton du Jura comprend un peu plus de 50 000 habitants.
Durant l’Occupation, de nombreux réfugiés tentent de pénétrer dans le paradis helvétique. Un certain nombre d’entre eux sont refoulés ou expulsés du Jura. Le cas le plus connu est celui de la famille Sonabend. Simon Sonabend est un marchand belge juif qui travaille en étroites relations avec l’industrie horlogère suisse. Aussi décide-t-il de fuir vers ce pays quand les persécutions s’intensifient. La famille Sonabend parvient aisément à gagner la Suisse grâce à ses ressources financières. Cependant, les autorités bernoises expulsent la famille à Boncourt où les soldats nazis les capturent. Belfort accueille les malheureux pendant quelques jours. Ils semblent avoir été hébergés dans les casernes du centre ville, Bougenel ou Hatry. La famille est ensuite envoyé dans les camps où seuls les enfants Sonabund parviennent miraculeusement à survivre. En 1944, ce sont des soldats allemands et des collaborateurs qui passent la frontière.
Une structure supranationale ?
L’après-guerre est marqué par une montée en puissance de la « Question jurassienne ». De la même manière que des Jurassiens ont manifesté des sympathies envers la France en 1914 et 1939, des Français suivent avec enthousiasme cette question politique. Derrière ce terme, la volonté affichée des Jurassiens de ne plus être dépendants de Berne. Après plusieurs décennies d’affrontements politiques voire armés, le canton du Jura naît officiellement en 1979.
Pour certains observateurs, la « Question jurassienne » n’est pas terminée. La commune de Moutier est peu apparue dans les médias de l’Aire urbaine. Pourtant, elle est au coeur de combats politiques entre Delémont et Berne. La petite ville va rejoindre vers 2025 le canton du Jura après une décennie de conflits juridiques et médiatiques et une succession de votations sur son futur canton d’appartenance.
Au delà des enjeux politiques, le rapprochement entre l’Ajoie et l’Aire urbaine se poursuit. L’intégration de la Suisse dans l’espace Schengen en 2008 facilite les relations entre les deux territoires. Aujourd’hui; de nombreux travailleurs français franchissent la frontière pour travailler à Swatch Boncourt notamment. À l’inverse, des Suisses viennent faire leurs courses dans les supermarchés proche de la frontière. Frontière qui n’a pas été modifié depuis 1780.
Ces dernières décennies, les relations entre les deux territoires se sont resserrées. Plusieurs infrastructures construites ces dernières décennies facilitent cette proximité : la gare TGV, l’autoroute Transjurane, la zone économique frontalière de Delle.. Certains projets vont plus loin. En 2014, les maires de Belfort et de Delémont évoquent même l’idée de la création d’une prison commune.
La réouverture en 2018 de la ligne ferroviaire Belfort-Bienne rapproche les deux territoires. Une proximité qui, finalement, questionne. À l’image de l’Eurodistrict trinational de Bâle, les deux régions ne pourraient-elles pas former une entité administrative supranationale de coopération ? La question est ouverte.
Sources
> Chroniques-jurassiennes.ch
> Dictionnaire historique de la Suisse.
>https://www.letemps.ch/suisse/entre-refoulement-accueil-refugies-lhistoire-jurassienne-derniere-guerre, consulté le 24 juin 2022.
>https://aetdebesancon.home.blog/2016/04/18/une-alsace-lorraine-en-suisse-bernoise/, consulté le 25 juin 2022.
> Frédéric Chiffelle, « La germanisation du Jura romand : un mythe ! », Géographie et cultures [En ligne], 53 | 2005, mis en ligne le 10 avril 2020, consulté le 25 juin 2022. URL : http://journals.openedition.org/gc/11711
> CHEVALIER Michel, Tableau industriel de la Franche-Comté, PUFC, 1961, 103 p.
> LUSEBRINK Hans-Jurgen, Les lectures du peuple en Europe et dans les Amériques du XVIIe au XXe siècle, Editions complexe, 2003, 347p.