Anna était veilleuse de nuit à la Villa des Sapins, à Valdoie. Une maison d’enfance à caractère social. En mars 2019, lors « d’une émeute », elle est blessée aux yeux. Une situation qui révèle la profonde désorganisation de l’établissement, géré par l’association Servir. Depuis, elle a été licenciée pour inaptitude sans recevoir le document pour faire valoir ses droits. Elle entame des démarches judiciaires.
Anna était veilleuse de nuit à la Villa des Sapins, à Valdoie. Une maison d’enfance à caractère social. En mars 2019, lors « d’une émeute », elle est blessée aux yeux. Une situation qui révèle la profonde désorganisation de l’établissement, géré par l’association Servir. Depuis, elle a été licenciée pour inaptitude sans recevoir le document pour faire valoir ses droits. Elle entame des démarches judiciaires, aux Prud’hommes, dont l’audience est le 24 juin, mais aussi au tribunal judiciaire, pour « faute inexcusable ». Elle raconte cette situation dramatique.
C’était le 3 mars 2019. Une date gravée à jamais dans la mémoire d’Anna*. Elle était veilleuse de nuit à la Villa des Sapins, une maison d’enfance à caractère social (MECS), à Valdoie, gérée par l’association Servir. L’association qui gère également l’Ehpad de La Rosemontoise, à Valdoie, qui a été placé sous administration provisoire au cœur de la crise sanitaire ; l’établissement a été touché de plein fouet par la pandémie et une trentaine de résidents sont morts du covid-19, mais aussi une aide-soignante de l’établissement.
Anna travaillait à la Villa des Sapins depuis le début de l’année 2018. En cette fin d’hiver 2019, elle doit prendre son poste à 21 h. Mais elle arrive à 20 h 40 au Château, l’un des trois bâtiments de la MECS. C’est là qu’est installé le bureau des veilleurs de nuit. « Quand j’arrive, c’est le noir complet », se souvient-elle. Au sol, des débris de verre. Partout. À l’extérieur, des « gamins » courent dans tous les sens. « C’est la débandade. » Elle aperçoit rapidement deux responsables de l’association, dans le hall. Passifs. Depuis le haut de l’escalier en colimaçon, des projectiles sont lancés. « J’aperçois en haut mon collègue, couché au sol, et des jeunes qui le tapent à coups de pied et à coups de poing », décrit Anna. « Et pas des petits coups », renchérit-elle.
Dans cette situation apocalyptique, « personne ne réagit », remarque Anna. Surprise. « Les enfants étaient déchainés. » La veilleuse de nuit prend son courage à deux mains et monte à l’étage. Elle enlève les enfants un à un pour dégager son collègue. Elle avait un bon rapport avec eux. « J’ai toujours été ferme. Je rappelais les règles, mais j’ai toujours dit que ma porte était ouverte », confie Anna.
À ce moment-là, elle n’a pas été molestée directement. Elle file ensuite à l’extérieur. « On ne peut pas laisser dehors des enfants de 8 à 12 ans », se justifie-t-elle. Elle veut les faire rentrer. Puis, elle se retourne. C’est à cet instant qu’elle reçoit une projection d’extincteur dans les yeux. « Trois fois », se souvient-elle avec émotion. Raconter l’histoire n’est pas facile. Anna est éprouvée. « J’avais les yeux qui brûlaient. Je suis allée aux toilettes pour nettoyer à grande eau », poursuit Anna, trémolo dans la voix. Les pompiers sont arrivés. Ainsi que la police. Elle a été transportée à l’hôpital Nord-Franche-Comté, les yeux bandés.
Une situation hors de contrôle
« C’était une émeute. Les enfants s’entraînaient les uns les autres », raconte Anna, qui ressent pourtant beaucoup « d’empathie pour ces gamins », comme elle les appelle. « Je ne leur en veux pas. Je ne cherche pas de coupable », confie-t-elle, très compréhensive. « La violence est une forme d’expression », accepte Anna, consciente des difficultés de ces enfants. « On ne naît pas violent comme ça gratuitement. C’est une réponse. C’est un langage », analyse-t-elle un an après.
Cette soirée n’est pourtant pas un épiphénomène. Ce n’est qu’un énième épisode. Peut-être le plus fort. Mais la situation était déjà difficile. Dès sa première nuit dans l’établissement, début 2018, elle constate des « dysfonctionnements ». « Ça sautait aux yeux », confie Anna. Il n’y avait que deux veilleurs pour trois bâtiments de 3 ou 4 étages. Et on demandait des rondes toutes les 30 minutes. « Ce n’était pas possible à deux », souffle-t-elle. Plusieurs fois, il y a eu des violences. « Comment gère-t-on à deux ? » questionne-t-elle encore. Anna rédige régulièrement des rapports. « Je faisais des remontées, mais je n’avais jamais de réponse », s’étonne-t-elle encore aujourd’hui. « On a demandé plusieurs fois à avoir des veilleurs supplémentaires », rappelle Anna. Mais rien. Et elle raconte encore une énième crise où les enfants brisent des vitres. Ou cette fois où ils jettent des rollers. « Combien de fois ai-je esquivé des coups », susurre-t-elle. Les exemples sont légion. Un soir, au cours d’une nouvelle crise, elle appelle le cadre de nuit. Puis s’entend répondre : « Vous êtes incapable de coucher un gamin de 8 ans ! » Les veilleurs sont seuls. « J’étais veilleuse de nuit, éducatrice et infirmière », liste Anna dans cette désorganisation totale.
Dans une lettre datée du 5 avril 2019, le directeur départemental des services d’incendie et de secours du Territoire de Belfort (Sdis 90), alerte sur la situation difficile de la Villa des Sapins. Confirmant cette situation. Il adresse son courrier au président de l’association Servir. Et met en copie Corinne Coudereau, alors maire de Valdoie (qui a publié le courrier sur sa page Facebook, NDLR), Florian Bouquet, président du conseil départemental, et Sophie Élizéon, alors préfète du Territoire de Belfort. Le directeur précise qu’il a été alerté par ses équipes « de situations alarmantes de violence et de détérioration d’éléments de sécurité ». En quatre ans, une soixantaine d’interventions sont recensées à la Villa des Sapins par l’officier. « Il semble que les résidents de La Villa des Sapins échappent couramment au contrôle des personnels affectés à leur encadrement et à leur surveillance, écrit-il. De ce fait, ils se livrent à des déclenchements inopinés des dispositifs de sécurité – alarme incendie, extincteurs… – sur fond de rixes et de bagarres entre eux ou à l’encontre de ces mêmes adultes. » Le directeur évoque également « un climat de tension dans l’établissement » et craint « l’émergence à terme d’un sinistre d’ampleur aux conséquences désastreuses ».
Soucis financiers
La soirée du 3 mars 2019 n’est donc qu’un nouveau chapitre de la situation délicate de la Villa des Sapins. Mais un chapitre qui a laissé de très nombreuses traces. Anna a toujours des séquelles. Elle n’a pas récupéré toute sa vue. Aujourd’hui, elle a perdu la vision en bas. Elle voit mal où elle pose ses pieds.
Cette soirée dramatique a surtout été le point de départ d’une descente aux enfers. Elle a été licenciée par l’association. Mais elle n’a jamais reçu de lettre de licenciement. Elle n’a donc pas pu faire valoir ses droits au chômage. Elle a sollicité son employeur à de multiples reprises pour disposer de ce document. Sans succès. Dernièrement, l’union départementale de la CFTC, qui accompagne Anna dans ses démarches judiciaires, a sollicité la direction pour avoir la lettre. « Je n’ai pas eu de réponse au courrier », regrette Vladimir Djordjevic, président de l’union départementale. Quand elle sollicitait Pôle emploi, on lui disait que l’on ne pouvait rien faire sans lettre de l’employeur. « Les conseillers me répondaient qu’ils avaient les mains liées », confie-t-elle.
Au mois de septembre 2019, la médecine du travail confirme l’inaptitude d’Anna pour assurer la mission de surveillante de nuit. Dans un document, que Le Trois a pu consulter, l’association Servir fait bien une proposition de reclassement à Anna, à la suite de la confirmation de l’inaptitude. Elle lui propose un poste de « médecin traitant », tout en reconnaissant que « c’est très éloigné de [son] poste actuel ». Un poste pour lequel Anna n’a pas les compétences, ni les diplômes requis… « Une proposition farfelue », dénonce Vladimir Djordjevic. Et qu’Anna a refusé. Honnêtement. Ainsi, l’association pouvait prétendre avoir proposé une solution de reclassement. Pour une association qui prétend « avoir des valeurs », souffle Vladimir Djordjevic. Depuis, rien. Licenciée, mais sans lettre pour le confirmer.
Démarches judiciaires
Pendant plusieurs mois, Anna s’est retrouvée sans ressources. À cause de sa perte de vision, elle a dû acquérir de nouvelles lunettes. Sans emploi, elle se retrouve aussi sans mutuelle ; elle a dû payer une partie du montant et a dû négocier avec l’opticien un échéancier, compte tenu de sa précarité financière. En espérant une amélioration. L’opticien a été arrangeant. Mais lui aussi a dû, à un moment donné, encaisser le paiement. Fragilisant encore plus Anna. Elle a sollicité un remboursement de son employeur. Pas de réponse. Aux séquelles physiques se sont donc ajoutées des séquelles psychologiques. Face aux difficultés pour payer son loyer, on l’a même menacée d’expulsion.
Depuis le mois de mars, Anna bénéficie du revenu de solidarité active. Il n’a pas été facile de passer les portes des réseaux d’entraide. Les larmes montent quand Anna raconte. Problèmes médicaux. Problèmes financiers. L’impasse de son ancien employeur. L’impossibilité de se projeter. Les soucis s’accumulent. Et les réponses tardent.
Aujourd’hui, Anna se lance dans une double procédure judiciaire. La première, auprès de l’instance prud’homale, pour faire valoir ses droits et « faire valoir le préjudice », relève Vladimir Djordjevic, listant les salaires non versés, les retards, l’absence de primes de licenciement. Une étape obligatoire pour envisager ensuite un autre projet professionnel. L’audience est programmée ce mercredi 24 juin.
« J’espère que cette association va se redresser »
Au-delà de cette situation « contractuelle », cette histoire laisse apparaître des dysfonctionnements au sein de l’association. « En dépit des alertes », interpelle Vladimir Djordjevic. « Et l’association n’a pas réagi », regrette-t-il. « L’association a aussi la responsabilité de la sécurité des salariés, physique et psychique », insiste-t-il. Sur le conseil de la CFTC, Anna a entamé une procédure pour « faute inexcusable » auprès du tribunal judiciaire de Belfort. « Il manque une colonne complète de direction à cette association, tance Vladimir Djordjevic. Il y a des défaillances importantes, c’est inquiétant. »
Aujourd’hui, Anna remonte tranquillement la pente. Elle n’est pas dans le reproche. Ni dans la haine. « Je ne juge personne. Je ne veux accabler personne », assure Anna. « J’espère que cette association va se redresser. Tout le monde peut se relever », insiste-t-elle. Elle pense aux salariés. Aux éducateurs. Et elle le répète à de nombreuses reprises pendant l’échange. « Je ne suis pas dans la démolition, mais dans la construction. » Elle veut avancer et tourner cette page. « Nous ne voulons pas de mal à l’association, confirme Vladimir Djordjevic. Mais nous voulons faire valoir nos droits. » Ce qu’aujourd’hui, on lui refuse.
Malgré les douleurs physiques. Malgré l’absence de reconnaissance. Malgré le silence de l’association. Et malgré ses difficultés financières, Anna conserve son empathie. Sa bienveillance. « Je crois en la justice de ce pays, conclut-telle. J’espère que l’on pourra donner autre chose à ces gamins que ce qu’ils ont eu. »
* Le prénom a été modifié.