L’imaginaire de “l’homme en armes” marque encore la communauté tchétchène, présente depuis près de 20 ans en France, explique à l’AFP Anne Le Huérou, enseignante-chercheuse à l’Université Paris Nanterre, spécialiste de la Russie et des conflits post-soviétiques, après les incidents de Dijon.
Propos recueillis par Sandra Laffont – AFP
L’imaginaire de “l’homme en armes” marque encore la communauté tchétchène, présente depuis près de 20 ans en France, explique à l’AFP Anne Le Huérou, enseignante-chercheuse à l’Université Paris Nanterre, spécialiste de la Russie et des conflits post-soviétiques, après les incidents de Dijon, pour lesquels 5 membres de la communauté tchétchènes ont été interpellés ce jeudi matin.
Combien de Tchétchènes sont présents en France ?
Ils ont commencé à venir en Europe à la fin 1999 lors de la seconde guerre de Tchétchénie. Il s’agissait souvent de personnes qui avaient soutenu les indépendantistes, éventuellement combattu la Russie pendant la première guerre (1994-1996) et qui étaient repérées dans un territoire de petite taille. Aujourd’hui, la majeure partie des citoyens de Russie demandant l’asile en France sont encore des Tchétchènes. Cela peut être des familles qui font fuir un des leurs de peur qu’il ne soit dénoncé pour avoir tenu des propos critiques envers le régime. Ou pour qu’il n’intègre pas, sous la contrainte, les forces de Ramzan Kadyrov qui dirige le pays d’une main de fer depuis 2007.
Cette région, peuplée en majorité de musulmans, a affronté deux guerres particulièrement brutales envers les civils au cours des 25 dernière années. Aujourd’hui, les chercheurs estiment qu’il y a entre 150 et 200 000 Tchétchènes en Europe, principalement en France et Allemagne mais aussi en Belgique, Autriche, Suède ou Norvège. La majorité a obtenu le statut de réfugié et a eu des enfants. En France, on parle de 50 à 60 000 personnes. Les gens se sont installés là où y avait des Centres d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada), parce qu’il n’y avait pas de diaspora pré-existante, dans la capitale bien sûr mais aussi vers Toulouse/Albi, Strasbourg, Nice, autour de Lyon, mais très peu à Dijon.
Comment analysez-vous les évènements de ce week-end à Dijon ?
D’une part j’ai très vite pensé à la récupération politique de l’événement, d’autre part je me suis dit qu’il s’agissait d’une véritable performance identitaire, de la part de Tchétchènes qui “jouaient les Tchétchènes”, par une démonstration de force par le nombre visant à impressionner sans hésiter à faire usage de la violence. Il y a un imaginaire social et culturel tchétchène assez fort de l’homme en armes, du combattant, qui se dresse face à l’ennemi. Et ça peut se manifester jusqu’à ce type de mobilisation de plusieurs provenances géographiques avec des dizaines de personnes qui se réunissent pour faire face à ce qu’elles considèrent comme un affront fait à l’ensemble des leurs.
Certains jeunes tchétchènes reconnaissent que l’affirmation identitaire de “tchétchénité” en quelque sorte est devenue une image de marque, véhiculée sur les réseaux sociaux avec notamment la pratique des arts martiaux mixtes (MMA), très populaire là-bas et au sein de la diaspora. Cette image très viriliste peut expliquer, sous réserve de plus amples investigations, cette manière de venir en découdre.
Le fait qu’ils convergent de France, de Belgique, d’Allemagne vers Dijon n’est pas forcément étonnant car les Tchétchène circulent à travers les différents pays d’Europe où résident des parents et connaissances qu’ils retrouvent à l’occasion de cérémonies familiales également. Les Tchétchènes en Europe ont par ailleurs des positions et trajectoires très diverses, qui peuvent tout à fait combiner la volonté d’intégration et un attachement qui reste fort à une “patrie” tchétchène avec ses pratiques sociales et culturelles.
Qu’en pense, selon vous, le reste de la communauté ?
Beaucoup reconnaîtront qu’ils sont allés trop loin. Mais certains peuvent aussi penser qu’en défendant des valeurs morales voire une norme sociale (lutter contre les trafiquants de drogue) ils sont du bon côté de la loi, voire qu’ils ont fait le travail à la place des forces de l’ordre. Certains encore y verront peut-être une manipulation, dans un réflexe défensif mobilisé par une société qui a connu au cours de son histoire de nombreux épisodes traumatiques et tend à faire bloc collectivement lorsque des critiques s’expriment.