8h30, tribunal judiciaire de Belfort. Anna Labeda, substitute du procureur de la République, s’adresse au public : prévenus, victimes, proches, parfois de simples témoins. Ce jeudi, elle ouvre pour la première fois à Belfort une audience dédiée uniquement aux violences conjugales. Une matinée par mois sera désormais consacrée à ces affaires de violences, harcèlement ou menaces au sein du couple ou de l’ex-couple, ayant nécessité des mesures de protection comme le placement sous contrôle judiciaire.
« Tous les jours, des dossiers de violences conjugales arrivent sur le bureau des enquêteurs », rappelle-t-elle. Pour les primo-délinquants, des alternatives aux poursuites, comme des stages, sont privilégiées. Mais les affaires jugées ce matin sont d’une autre gravité. « Ce sont des faits graves, des dossiers qui nous inquiètent », insiste Anna Labeda. Cette audience vise aussi à « replacer la victime au cœur du procès ». « En audience classique, la victime prend peu de place. On s’intéresse surtout au prévenu, à sa personnalité, à la peine qui lui est adaptée. Mais ce n’est pas suffisant », explique-t-elle devant le public.
La séance débute par la projection d’un court-métrage de 15 minutes. Deux jeunes adultes, frère et sœur, vident une maison familiale. Aucune violence visible, mais le malaise est là. « J’ai vidé la cuisine. Mais je n’ai pas réussi à enlever la tache de café au mur, de la fois où la cafetière s’est brisée contre le mur », lâche la jeune femme. Silence. « Tu t’en rappelles ? », questionne son frère.
Un film pour comprendre le poids sur les enfants
Au fil du déménagement, les souvenirs remontent : le père qui, un jour de vacances, a jeté leur mère hors de la voiture sur l’autoroute, avant de faire demi-tour en expliquant que c’était « de sa faute ». Le bruit des graviers annonçant son retour le soir. « Il valait mieux ne pas être sur son chemin. » Les pipis au lit jusqu’à 11 ans. Le silence comme refuge. « Il allait la tuer, et je n’ai même pas eu le courage d’aller dans le couloir prendre le téléphone », murmure le frère.
Pourquoi ce film ? « Le but est d’engager un dialogue sur l’impact de ces violences sur les enfants, même lorsqu’ils ne sont pas directement victimes », explique Jessica Vonderscher, procureure de la République du Territoire de Belfort.
Dans le film, Tom, le frère, confie avoir lui-même été violent plus jeune, ce qui lui a valu une condamnation devant le tribunal pour enfants. « Ce qu’on constate souvent, c’est que nombre d’auteurs de violences conjugales ont eux-mêmes été victimes de violences. Cela leur permet de comprendre l’origine de certaines réactions », replace la procureure.
Anna Labeda, substitute, insiste sur cet enjeu lors de l’audience : « Les petits garçons témoins ont souvent des comportements violents. Les filles, elles, finissent par trouver cela normal et se retrouvent plus facilement victimes. » Insister sur cette transmission de la violence, c’est permettre aux jeunes « de ne pas se faire voler leur insouciance », mais aussi de ne pas reproduire des schémas.
« Il a neuf mois et on lui vole déjà son insouciance »
Le premier prévenu est jugé pour violences conjugales commises devant les enfants. Il nie. Pourtant, c’est son beau-fils de 8 ans qui s’est caché et a alerté sa tante un soir, pour secourir sa mère. Son appel a permis de déclencher l’intervention des secours. À l’audience, son témoignage est lu : « J’ai vu papa étrangler maman. » Quelques heures plus tôt, la victime, bébé en écharpe dans le dos, refusait de le poser. « Pour éviter de se faire massacrer », explique son avocate. L’homme lui aurait arraché violemment l’enfant avant de la frapper. « Il a neuf mois et on lui vole déjà son insouciance », insiste l’avocate de la victime.
Le prévenu, déjà condamné pour violences conjugales, nie les faits devant les enfants. Il écope de 18 mois d’emprisonnement, dont 8 avec sursis probatoire. Il purgera sa peine sous bracelet électronique, avec interdiction de contacter la victime ou de paraître à son domicile. Seule exception : voir leur enfant commun, d’un commun accord avec la mère. « Si cela se reproduit, vous perdrez l’autorité parentale », le prévient le président d’audience, Jean-Philippe Ghnassia.
Des affaires différentes, du temps pour sensibiliser
D’autres dossiers s’enchaînent. Un prévenu demande un report, s’excuse, expliquant avoir frappé son ex-compagne sous l’emprise de l’alcool et d’un traitement médicamenteux qui aurait causé cette violence. Une expertise psychologique est requise. La victime n’est pas présente.
Dans un autre cas, c’est le prévenu qui est absent. Deux victimes sont présentes : une mère et sa fille. La jeune femme, alcoolique, est sous l’emprise d’un conjoint violent, lui-même alcoolique. La mère, une femme âgée, est harcelée par cet homme. « Il y a eu plus de 2 000 appels », souffle-t-elle. « Il va la tuer, vous comprenez », alerte le père de la victime. Si la jeune femme demande une mesure d’éloignement, elle reconnaît qu’il vit toujours avec elle. « Je n’arrive pas à partir. » Les parents sont démunis. Une peine d’emprisonnement avec sursis est prononcée, ainsi qu’une interdiction de paraître à proximité des victimes et de les contacter, sous peine de prison ferme.
Le président de l’audience et la substitute du procureur, sensibilisent. Prennent le temps d’expliquer. D’écouter le papa, plus de 80 ans, alors qu’il n’est ni victime ni prévenu. D’écouter la victime. De la conseiller. « Il faut penser à vous. Prenez soin de vous. Faites vous aider », insiste Anna Labeda, lui conseillant de trouver des groupes de paroles. Les personnels de justice sont-ils formés pour ce type d’audience ? Pas spécifiquement. Mais la substitute du procureur est spécialisée depuis quatre ans sur ce type de dossiers. Et ces audiences spécialisées, où le nombre de dossiers sont divisés par trois, permettent de prendre ce temps.
Sécuriser les victimes
Contactée à l’issue, Jessica Vonderscher assure que ces audiences sont faites pour que « les victimes se sentent moins isolées quand elles passent devant le tribunal. On aborde des thématiques qui ne sont pas forcément évidentes sur la vie intime, parfois la vie sexuelle. Sur une audience classique avec des délits routiers, des vols, des stupéfiants, ce n’est pas forcément aussi simple pour elles de prendre la parole », détaille-t-elle.
« Ces audiences, c’est aussi pour qu’elles soient dans un cadre plus restreint et plus sécurisant d’une certaine façon pour elle.» Un accompagnement physique des victimes est d’ailleurs proposé par France Victimes 90.
Cette audience était un commencement. Un bilan est prévu dans six mois, pour évaluer si le discours porté en début d’audience est adapté. Si la vidéo est la bonne. « Est-ce que le fait d’avoir cinq, six, sept dossiers qui sont sur les mêmes faits, qui sont jugés au même moment, est-ce que c’est opportun ou pas ? Nous le déterminerons d’ici là », conclut la procureure.