
Nous commémorons les 80 ans de la libération des camps de concentration et d’extermination de l’Allemagne nazie. Pourquoi est-ce si important de se souvenir, encore aujourd’hui, et de le transmettre à la jeunesse ?
Nous sortons d’un premier cycle de commémoration plutôt « positifs », en 2024, avec la commémoration de la Libération. Avec la commémoration de la découverte des camps, notamment celui d’Auschwitz le 27 janvier 1945, c’est une autre phase de la Seconde Guerre mondiale dont nous allons nous rappeler : le processus de destruction des juifs mis en place par les nazis. Ce sont certainement les dernières commémorations importantes [partagées] avec les derniers témoins. Nous vivons ce que nous avons vécu il y a une vingtaine d’années avec la Première Guerre mondiale. Cela pose un enjeu très important : transmettre cette mémoire aux générations futures sans les témoins. Il y a un deuxième défi : ne pas oublier, alors que le temps passe et que l’on s’éloigne de cette période. Nous le voyons auprès des élèves de terminale : il n’y a pas du tout les mêmes connaissances de cette Seconde Guerre mondiale aujourd’hui par rapport [aux élèves d’il y a] 30 ou 40 ans. Avant, il y avait un lien direct avec des parents et des grands-parents, qui a disparu.

Est-ce que cela peut permettre de comprendre la montée des mouvements d’extrême droite en Europe, ce salut nazi d’Elon Musk ou encore l’oubli de la filiation entre la Rassemblement national et le Front national, notamment créé par Pierre Bousquet, ancien Waffen-SS ?
Avant de revenir à cela, je voudrais juste rappeler quelques choses. Vous parliez « de camps d’extermination » ou encore « de libération des camps ». Ces expressions se sont imposées dans le débat public. Je suis sûr que, le 27 janvier (l’interview a été réalisée le 24 janvier, NDLR), dans tous les médias, on les utilisera. Or, les camps ne sont pas libérés. Ce ne sont pas des objectifs militaires. Lorsque les soldats de l’Armée rouge arrivent le 27 janvier à Auschwitz, ils découvrent le camp. Les survivants n’ont pas non plus le sentiment d’être libérés. En général, ils vont devoir encore rester des semaines entières, parfois des mois, pour retrouver la santé et être déplacé. Ce seront souvent de longs périples à travers l’Europe avant de revenir chez eux. Les déportés français à Auschwitz, par exemple, ne rentrent en France, parfois, qu’à la fin de l’année 1945. Deuxièmement, on utilise beaucoup le terme « d’extermination ». Or, on extermine des nuisibles. Quelque part, on reprend l’expression utilisée par les nazis. Les historiens préfèrent parler d’assassinats, de destruction de la population juive. J’espère que ce sont des choses qui seront rappelées à l’occasion des commémorations.

Quand vous évoquez cette notion de « nuisibles », pensez-vous à ces discours qui nient l’altérité, qui rejettent les manières de vivre de l’autre, stigmatisent les différences ?
Par rapport à l’actualité, il y a deux choses. D’abord, il ne faut pas nier que le négationnisme est toujours vivace. Il y a quelques jours, à Paris – et ça sert à rien de citer son nom – un négationniste français assez connu a été jugé parce qu’il nie les génocides. Au cours de son procès, plusieurs dizaines de partisans l’avaient accompagné au tribunal. Ensuite, il y a ces parallèles faits avec certaines résurgences d’antisémitisme et avec la démocratie menacée. En tant qu’historien, je n’aime pas beaucoup comparer des périodes. Le nazisme est ancré dans un temps donné, lié notamment aux conséquences de la Première Guerre mondiale et il ne renaîtra pas sous la même forme. [Par contre], ce qui m’interpelle le plus et me fait peur, c’est la question des engrenages. Il ne faut jamais oublier comment se mettent en place les engrenages. Comment un discours antisémite, qui laissait au départ le gros de la population plutôt indifférent, a fini par devenir une œuvre de destruction de masse, faite par des bourreaux « ordinaires » pour reprendre l’expression de l’historien Christopher Browning. C’est ça qu’il ne faut jamais oublier. Parfois, on commence à mettre le doigt dans quelque chose en se disant que les conséquences ne seront pas forcément très graves, mais si.

On voit justement comment des discours d’extrême droite d’il y a 20 ans sont repris aujourd’hui dans des discours de la droite…
Le Front national [incarne] la renaissance de l’extrême droite dans les années 1970, sous la direction de Jean-Marie Le Pen. Cette extrême droite avait quasiment disparu de la scène politique après 1945, parce qu’elle s’était compromise avec Vichy. Elle avait survécu avec différents micro-partis et organisations, mais c’est vraiment le Front national qui marque sa renaissance. Derrière Jean-Marie Le Pen, on retrouve dans les fondateurs du Front national d’anciens Waffen-SS, d’anciens Collabos.


On entend aussi, chez des personnalités du Rassemblement national, qu’il y avait des résistants dans ce mouvement…
Oui. Mais c’est comme les antisémites qui vous disent : « J’ai un bon ami juif. » Ou les antimusulmans qui vous disent : « J’ai un bon ami musulman. »


Le Rassemblement national convoque aussi beaucoup la figure du général De Gaulle (lire notre article) ?
L’histoire est quelque chose qu’on instrumentalise. Il y a une volonté de récupération et, en même temps, on voit que ce n’est que de l’image. Tout en ayant cherché à récupérer l’héritage du général de Gaulle lors de la journée nationale de la résistance, le 27 mai dernier, [Jordan] Bardella (président du Rassemblement national, NDLR) a eu une sortie assez peu sympathique quelques jours plus tard. Il a eu cette formule un peu caricaturale à l’égard d’une personnalité de gauche (Olivier Faure, patron du PS, NDLR), de ne pas faire son Jean Moulin ( « Ça y est, Jean Moulin est de retour », a-t-il exactement déclaré, lors d’un débat sur France 2, NDLR).

La disparition des derniers témoins laisse la place aux historiens. Est-ce une manière de s’affranchir aussi des débats mémoriels ? De ne s’appuyer que sur les sources ? Est-ce plus simple de travailler ?
Je vais intervenir dans quelques minutes (vendredi 24 janvier, à Belfort, NDLR) pour une conférence à l’occasion du concours national de la résistance et de la déportation. Pendant longtemps, le CNRD mobilisait les anciens témoins : anciens résistants, anciens déportés. Ils venaient parler aux élèves. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Nous, historiens, nous essayons de les remplacer. Nous n’allons pas faire la même chose. En même temps, nous allons nous appuyer sur leur témoignage et nous allons continuer à transmettre cette mémoire de la résistance et de la déportation. Pour les historiens, la disparition des témoins, c’est ambivalent. Il y a peut-être l’avantage d’être plus libre, de ne plus avoir ce poids des témoins. En même temps, le témoignage, c’est aussi une source indispensable pour les historiens. Quand nous commençons à travailler un sujet, il faut toujours commencer par écouter les témoignages. Ensuite, nous allons les confronter aux archives.

La décision de François Hollande, en 2015, d’ouvrir les archives de la Seconde Guerre mondiale, a ouvert de nouvelles portes aux historiens. Pourquoi ?
Beaucoup d’archives étaient déjà accessibles. Mais en 2015, pour faciliter la recherche sur la Seconde Guerre mondiale, sur la résistance ou la collaboration, François Hollande décide d’ouvrir l’ensemble des archives, alors que normalement il aurait fallu attendre un siècle pour que ce soit le cas. Des fonds d’archives qui n’étaient pas accessibles ou qui étaient difficilement accessibles, le sont devenus. Ils sont essentiels pour comprendre cette période.
Les archives de la répression, avec des rapports de gendarmerie, des rapports de police, étaient fermées parce que vous aviez des noms dedans. Nous avons aussi accès aux archives des cours de justice qui étaient chargées de juger les collaborateurs après la Libération. On a tous les dossiers judiciaires. Les sources les plus complètes sur une organisation de résistance sont, bien souvent, des rapports de police, des rapports de gendarmerie…

Comment regarde-t-on aujourd’hui la Seconde Guerre mondiale ? Quels sont les angles historiographiques ?
C’est propre à l’histoire : on la questionne toujours par rapport à nos questionnements actuels. À la fin de la guerre, on s’interrogeait très peu sur le rôle des femmes dans la résistance. On évoquait quelques exemples célèbres, comme ceux de Lucie Aubrac ou de Marie-Madeleine Fourcade. Aujourd’hui, la place nouvelle prise par les femmes dans la société fait qu’on réinterroge leur rôle dans la résistance, en montrant qu’elles ont souvent été des initiatrices, qu’elles ont eu un rôle souvent essentiel, même si c’était un rôle de l’ombre dans les organisations clandestines. Un autre sujet, c’est celui du sauvetage des juifs. La mémoire de la Shoah a pris une telle importance dans notre société qu’on s’intéresse beaucoup plus, aujourd’hui, à ces filières de sauvetage, qu’au sortir de la guerre. À la fin de la guerre, on ne considérait pas cela vraiment comme de la résistance. La résistance, c’était la lutte armée, c’était les maquis, les FFI, ect. Ce sauvetage était bien une forme de résistance à part entière. Ça permettait de sauver des vies ! On s’intéresse beaucoup à ces territoires refuges comme la Creuse et la Haute-Savoie, où des juifs ont pu se cacher, à ces filières qui se sont mises en place pour permettre à des juifs de s’échapper vers l’Espagne ou la Suisse. Cela permet de comprendre pourquoi, finalement, plus de 80 % de la population juive en France a pu survivre à la déportation. Ce n’est pas grâce au bouclier du régime de Vichy, comme voudrait le faire croire Éric Zemmour. Mais c’est grâce à la mobilisation de toute une partie de la société française qui les a aidés.

On dit souvent que l’histoire éclaire le présent, mais les questions du présent permettent aussi, finalement, d’éclairer le passé ?
Exactement, ça marche dans les deux sens.