Claire et Sébastien Turiot ont un passé professionnel aux antipodes du monde du tatouage. Infirmière au CHU de Besançon pendant plus de 15 ans, Claire Cugnetti-Turiot a longtemps travaillé comme infirmière de bloc opératoire, notamment en chirurgie plastique reconstructrice. Sébastien, lui, était directeur commercial d’Ikea à Dijon.
Dans le cadre de son travail, Claire accompagne son chef de service, qui développe le tatouage d’aréoles mammaires après une mastectomie. Mais le résultat ne la convainc pas. Pour trois raisons. La première, le matériel : des pigments normés pour rentrer dans les hôpitaux, mais qui ne tiennent pas correctement et virent avec le temps. La deuxième : un temps restreint, de 30 à 40 minutes, contre 10h pour un tatoueur. La troisième : le manque de réalisme. « Les chirurgiens n’ont ni le temps, ni les qualifications pour recréer un téton en trompe-l’oeil. C’est dommage, car du coup, on ne va pas jusqu’au bout de la démarche », détaille Claire.
La maman de Claire a eu deux cancers du sein. « Je ne voulais pas ça pour elle », raconte-t-elle. Les chirurgiens avec qui elle travaille sont favorables à ce qu’elle passe des formations. Mais entretemps, ses conditions de travail se dégradent. Elle a l’impression d’être loin de l’humain. Et un accident de travail la force à se faire opérer. « C’est à ce moment-là que j’ai souhaité me reconvertir ». À Sébastien, elle évoque le projet. Il lui faut une nuit pour accepter de se lancer avec elle, car lui aussi constate une perte de sens dans son métier. « Je l’ai fait par amour pour elle », confie Sébastien.
Novices dans le domaine
En 2022, ils franchissent le pas et créent leur propre institut, Derma Ink, dans un ancien corps de ferme entièrement rénové, à Besançon, proche du péage et de la rocade. Un lieu pensé pour accueillir et accompagner des patientes dans un cadre apaisant, loin des salles d’hôpital ou des vitrines, pignon sur rue, de certains studios de tatouage.
Ni tatoueurs ni dessinateurs au départ, Claire et Sébastien se sont formés pour répondre à cette mission. Claire a débuté par des formations à Paris dans le tatouage médical et esthétique. Une formation sommaire, qui apprend à dessiner une forme de téton, avec une seule couleur. Sébastien, de son côté, suit une formation intensive de dessin à Toulouse…et se distingue rapidement pour la finesse et le réalisme de ses reproductions.« Mes outils avant, c’était Excel, Powerpoint. Je ne me considère pas artiste. Je n’ai pas l’imagination d’un artiste. Par contre, j’ai découvert que j’avais la reproduction facile », raconte-t-il. Pour Claire, c’est une passe difficile. Le projet d’aréoles mammaires, c’était le sien au début. Mais le don de Sébastien s’impose. « Ça n’a pas été facile pour notre couple au départ. Ça l’a mis à mal pendant un temps. Et puis, on a fait de notre complémentarité une force. »
Une reconstruction en étapes
Comment se déroule une séance chez eux ? Par un premier rendez-vous gratuit, autour d’un café. « On ne veut pas le faire payer. Sur ça, on ne veut pas transiger. Les femmes n’ont pas choisi d’être malades. Et elles ont déjà beaucoup de frais, alors dans cette étape où elles se réapproprient leur corps, on leur offre le choix sans qu’elles n’aient à débourser de l’argent au départ », raconte Claire.
La décision de se faire tatouer la poitrine est souvent difficile. « La plupart ne souhaitent plus qu’on les touche. Elles racontent que la zone de leur cou à leur pubis, leur corps ne leur appartient plus. Elles ont l’impression d’avoir été mutilé. Que leur corps est un chantier de guerre. » Certaines reviennent la semaine d’après, d’autres six mois plus tard. « Souvent, elles ont besoin d’un temps. C’est un cheminement qui leur est propre », poursuit Claire.
Pour celles qui le font, c’est un moyen de tourner la page. Alors Claire les rassure, avec son oeil médical. Elle connaît souvent les médecins, les opérations, par lesquelles elles sont passées. « Cela crée un climat de confiance. » Et de poursuivre : « On introduit Sébastien en douceur. Elles viennent boire un café, on leur montre la société, on leur raconte notre histoire, on leur explique comment cela va se passer. » Par la suite, Sébastien passe plusieurs heures à dessiner, pour recopier au maximum l’aréole mammaire restante, ou recréer des nouvelles aréoles qui conviennent à la patiente. Une séance de colorimétrie est aussi nécessaire pour trouver la nuance qui sciera le mieux. Les séances de tatouages durent 3h. Il faut 3 à 4 séances, pour ajouter de plus en plus de détail, de relief et laisser le temps à la peau de récupérer. Toutes les séances sont espacées d’un mois et demi. « On les voit souvent pendant six mois. Un lien se crée. Et 98% des femmes ont le même profil : elles sont solaires, combatives, positives. C’est impressionnant. Elles veulent tourner la page et mettre un point final », note, sourire aux lèvres, Sébastien.
Un combat pour l’accessibilité
Il faut compter 400 euros pour le tatouage d’une aréole. 700 pour les deux. Conscients du coût de ce type de soin, Claire et Sébastien ont travaillé à rendre leur service accessible. Ils se sont rapprochés de la Ligue contre le cancer et ont entrepris des démarches pour que les CPAM prennent en charge une partie des tatouages d’aréoles mammaires. « Cela fait plus de deux ans que nous nous battons pour cela, car ces tatouages sont bien plus qu’esthétiques : ils sont essentiels à la reconstruction personnelle des patientes, » souligne Claire. Résultat : le Doubs et le Territoire de Belfort ont accepté la démarche. Le Jura également. C’était important pour eux que cela soit le cas avec plusieurs caisses, car les patientes rayonnent sur toute la Franche-Comté. Dans le cas où cela n’est pas pris en charge, ils ont mis en place un paiement espacé.
En parallèle, le couple continue d’exercer des petits emplois pour subvenir à leurs besoins, et à ceux de leurs quatre enfants. Claire travaille en tant qu’infirmière en intérim, tandis que Sébastien occupe un emploi dans la restauration rapide. Leur activité n’est pas encore rentable. « Aujourd’hui, nous sommes reconnus pour ce que nous faisons mais pas encore assez connus. » Ils l’espèrent et effectuent d’autres soins, sur lesquels ils peuvent se dégager des marges, telles que des soins esthétiques comme le micro-needling, la réduction de rides, l’estompement de cicatrices, ou encore la tricopigmentation.
Pour Claire et Sébastien, la reconstruction physique va de pair avec la réparation psychologique. En plus des tatouages d’aréoles, ils proposent des solutions pour atténuer les points de tatouages de radiothérapie en recréant des grains de beauté, autant de détails qui, pour leurs patientes, permettent de laisser derrière elles un passé douloureux.
Toujours dans cet esprit de renouveau, Derma Ink s’est associée avec une école spécialisée dans les effets spéciaux pour développer une prothèse d’aréoles mammaires en silicone, permettant de compléter visuellement le tatouage en créant du relief. Aujourd’hui, ils s’accrochent, en attendant d’être mieux connu, mais persuadé d’avoir fait le bon choix. Sébastien confie qu’il n’avait pas réfléchi au sens de cette aventure dès le début. « C’est quand une femme à pleurer après le tatouage que j’ai compris. Mes poils se sont hérissés. Claire, elle, l’avait compris tout de suite. » Un regard amoureux, un baiser, et en voiture. Les deux repartent à leurs petits boulots.
