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« Comment vont faire nos jeunes ? » : sur l’A36, le désespoir des anciens se mêle aux inquiétudes de la relève

Reportage
Une centaine de tracteurs ont bloqué l’autoroute de 10h à 16h vendredi 26 janvier. Reportage avec des exploitants agricoles, qui ne voient plus d’issue pour eux et pour les générations à venir, entre une complexification des tâches administratives et des fins de mois difficiles.

 « Enfants on en rêve, adultes on en crève. » Au bord de la route à Bessoncourt, l’un des quatre convois prévus dans le nord Franche-Comté, afin de mettre le doigt sur les difficultés du milieu agricole (absence de revenu décent, besoin d’une réelle simplification administrative et d’une véritable reconnaissance du métier) s’amasse doucement sur le bas-côté. Il est 9 h 30, et une vingtaine de tracteurs sont prêts à partir.  À l’avant de chacun, des pancartes. « Notre fin sera notre faim », « Paysan, sauve toi ! » « La bureaucratie réalise la mort de toutes nos actions », ou encore « Stop aux normes inutiles ». Au départ, le nombre de tracteurs prévus pour bloquer l’A36 s’élevait à 80. Ils seront plus. Dans les rangs de cette matinée encore brumeuse, des exploitants agricoles discutent devant leurs tracteurs. L’une d’elles glisse : « Je passe toutes mes après-midi à faire de la paperasse, je n’en peux plus. » 

Alsace, Haute-Saône, Doubs…. Les effectifs sont nombreux pour renforcer les troupes du Territoire de Belfort. Quatre convois doivent se rejoindre au départ également de Bourogne, Trévenans et Argiésans pour établir ce blocage, dans le sens Montbéliard-Belfort, entre la sortie 11 et 12 de l’autoroute A36.

Au loin, un couple discute avec d’autres agriculteurs. Gérard, exploitant agricole du Territoire de Belfort n’a pas envie de discuter, de prime abord. « Je ne préfère pas en discuter. À chaque fois que je parle de mes difficultés, mon coeur s’emballe, mes poils se hérissent. Les difficultés sont trop grosses », s’emporte-t-il. Sa femme prend le relai, avec une douceur naturelle qui tempère. « Vous savez, cela fait deux ans que notre fils essaye de s’installer. C’est tout bonnement impossible. Le cahier des charges est monstrueux. » Carole et son fils relatent toutes les difficultés. Les formations, nombreuses, à leur charge. Les aides, « ridicules » de l’ordre de « 15 000 euros » et qui ne « nous permettent rien de spécial » mais qui nécessitent un temps monstrueux pour chaque démarche. « Cela relève du parcours du combattant. » 

Cinq, six ans en arrière, Carole passait environ 8 à 10 h par semaine sur la gestion administrative de l’exploitation. Maintenant, elle y passe trois journées complètes. « Et nous avons la chance d’être deux, l’un sur le terrain, l’autre sur le côté administratif. » Ce couple a trois enfants. Tous trois, à 20, 22 et 25 ans veulent reprendre l’exploitation familiale, l’une dans le lait, les autres dans la transformation de viande. « Est-ce qu’on fait le bon choix d’envoyer nos trois enfants dans ce domaine ? J’en doute », souffle Carole, réprimant un sanglot. « Est-ce qu’on ne lui met pas la corde au cou ? », ajoute-t-elle en regardant son fils, juste à côté d’elle, qui, le regard dans le vide, feint de ne pas avoir entendu la remarque de sa mère. 

Tout à côté, Gérard finit lui aussi par se livrer sur ses conditions de travail, très en colère. « En 2020, nous avons été convoqués à une réunion sur les mises en norme notamment pour le stockage du fumier. Il fallait les appliquer pour 2021, quand en même temps, on nous disait d’attendre 2022, car cela allait sûrement rechanger en même temps. Ces normes sont aberrantes ». 40 000 euros, c’est la somme nécessaire qu’on lui a annoncée pour les travaux sur son exploitation. Carole souffle. « A deux, on se verse 800 euros par mois, pour payer nos charges. C’est tout. Et quand tout est payé, généralement, il nous reste 170 euros pour le mois. » Gérard reprend. Sa vie, en hiver, consiste à travailler de 6h à 20h tous les jours. En été, c’est plutôt du 6 h-22 h. 

[ En images ]

« On nous fait culpabiliser »

« À côté de ça, nous sommes constamment soumis au jugement, on nous fait culpabiliser sur la question des pesticides. Mais nous n‘avons pas le choix. Aujourd’hui, on doit produire pour survivre », poursuit Gérard. Leur fils, Thomas, a quand même envie de reprendre l’exploitation. C’est l’histoire de sa vie, de sa famille. Un projet familial autour de son frère et sa soeur. « On baigne dedans depuis tout gamin », raconte-t-il. « Ça fait mal de voir comment évolue notre secteur », pense-t-il. « Entre l’agressivité et les contraintes… », ajoute-t-il. 

Il est 10 h passées, lorsque le cortège s’élance dans un balai de clignotants, de sirènes et de klaxons. Il faudra presque une heure pour rejoindre l’A36, en passant par Belfort, Andelnans et Sevenans. Arrivés sur l’autoroute,  studieusement, tous les exploitants agricoles se garent les uns derrière les autres. Le dispositif est parfaitement rodé, accompagné largement par les forces de l’ordre qui bloquent le passage aux autres automobilistes. 

Il y a ceux qui sont là dans la bonne humeur, qui préfèrent tenter d’en rire. « Vous voyez, on fait des slogans poétiques », en désignant le slogan « Enfants on en rêve, adultes on en crève ». D’autres, sont bien plus durs. Un agriculteur observe la scène, de loin, le visage fermé. Au bout d’une moissonneuse-batteuse, un mannequin est pendu, la corde autour du cou. Sur son ventre, est tagué le slogan des « J.A », les jeunes agriculteurs. « Ce sont eux que l’on met à mort, pour nous c’est déjà fini  », commente Bernard, ancien exploitant agricole à la retraite dans le Territoire de Belfort. Il déplore la hausse des coûts, la baisse des marges, les salaires. Et surtout : le manque de considération, qu’il trouve encore plus prégnant dans un territoire comme celui du Territoire de Belfort, où il y a finalement peu d’agriculteurs par rapport à d’autres régions.

Un peu plus loin, même mannequin pendu, même slogan. Une pancarte en plus : « Un suicide tous les deux jours ». Ou encore « En France, on crève pour vous nourrir ».Dans le cortège d’environ 200 exploitants agricoles et agriculteurs, l’ambiance est plutôt joviale. Mais certains restent en marge, dans le pêle-mêle d’engins agricoles. Entre eux, les discussions fusent sur la nature de leur avenir. « Hier, j’ai fini à 3 h mes démarches administratives, ça me bouffe », raconte l’un d’eux, dans la filière équine. 

« Une croix de travers et toutes les aides sautent »

Bertrand, Clément, Matthias et Lise patientent en cercle. Ils ont 17, 16, 17 et 18 ans et portent fièrement le logo des Jeunes agriculteurs sur leurs dos. Trois d’entre eux sont issus de familles d’agriculteurs. Ils ont baigné, depuis toujours, dans ce milieu qui leur a donné envie de s’y mettre eux aussi. Tous, envisagent des BTS agricole après le lycée. « On voit nos parents galérer avec la paperasse, les aides. Oui, ça nous inquiète », raconte le groupe. « On espère encore qu’on nous facilitera l’activité et l’installation dans les prochaines années. » Ils sont deux à relever que leur génération va devoir faire face à de nouveaux défis : le changement écologique, le besoin de diminuer les produits chimiques. L’insouciance est déjà loin, pour ce groupe à peine majeur.

Bertrand, Matthias, Lise et Clément. | ©Le Trois - E.C.

Quelques mètres plus loin, un père et son fils traversent le balai de tracteurs direction le pot organisé sur l’autoroute autour d’une installation de fortune. Richard, le père, a 58 ans. Dans son exploitation, à Montreux-Château il produit du lait, des céréales et de la viande. « Mais aussi 36 misères », sourit-il. Le plus gros point noir de son métier, aujourd’hui ? L’administratif, sans aucun doute. « La DDT (direction départementale des territoires) envoie 10 pages de documentation à chaque question », raconte-t-il. À chaque nouvelle norme imposée, des études doivent être faites en lien avec eux et la chambre d’agriculture « à nos frais », raconte-t-il. « Actuellement, à la Chambre d’agriculture, nous devons faire une formation à 300 euros pour se faire conseiller des produits, alors que les personnes qui nous font la formation ne sont même pas sur le terrain », souffle-t-il.

Tous les jours, il dit stresser d’avoir fait une mauvaise manipulation lors d’une manoeuvre administrative. « Vous mettez une croix de travers, et vous perdez tous. Les aides sautent. » Pour lui, la question des mises aux normes, comme Gérard, pour le stockage du fumier, pourrait lui coûter jusqu’à 300 000 euros. « Cela devient un dilemme. Est-ce que j’arrête ? Je ne peux pas payer ça. »

Richard et son fils, exploitants agricoles à Montreux-Château. | ©Le Trois - E.C.

La baisse des prix de vente de leurs produits, la hausse du prix du gazole l’a plongé, comme bon nombre d’agriculteurs dans une situation particulière difficile depuis plus d’un an. « C’est encore plus dur pour ceux qui n’ont qu’un type de production, comme les céréales », nuance-t-il.  La succession, pour son fils ? « Elle s’avère impossible. Avec tout ce qu’on nous demande en terme administratif… » Sans compter le rachat des dettes, de l’exploitation en elle-même. « Un jeune qui démarre aujourd’hui se retrouve vite avec un million d’euro sur le dos à rembourser. » 

Autour d’un café fumant et de quelques tables regroupées sur l’autoroute, la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) et les Jeunes Agriculteurs enchaînent les discours. Les mines des uns et des autres, rougies légèrement par le froid, sont aussi cernés. Elles esquissent un sourire quand un collègue prend la parole.

Mais l’inquiétude et l’amertume est présente dans les rangs, où chacun, au détour d’une conversation, pose la même question : « Quand est ce que ça va s’arrêter ? », en parlant des nouvelles normes qui se superposent chaque jours, des tâches administratives, des contraintes imposées, de l’explosion des coûts. « Comment vont faire nos jeunes pour s’installer dans le contexte actuel ? », alors que « plus de la moitié de la population agricole sera à la retraite dans moins de quinze ans ». Tous, attendent des annonces. Même si la plupart, paraissent, dans les discours, déjà résignés.

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