« C’est un métier très contrasté. » Si l’on parle depuis quelques jours de crise du monde agricole (lire notre article), le professeur en biologie, spécialisé en écologie, de l’université de Franche-Comté, Daniel Gilbert nuance de suite. Les opinions divergent au sein de la profession agricole et tous les agriculteurs n’ont pas les mêmes réalités, insiste-t-il. Et ils n’ont pas tous le même modèle de production. Un céréalier n’est pas un éleveur, qui n’est pas un viticulteur. Un producteur de comté n’a pas le même quotidien qu’un producteur de saint-nectaire. « Le monde agricole est un monde complexe, souligne Daniel Gilbert. C’est la première chose à retenir. »
Cette diversité peut être observée dans des positions pas toujours « homogènes » de la fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) relève-t-il. À ce titre, il rappelle que les lois européennes – et notamment le Green Deal – favorisent « l’agriculture de grande taille et l’agro-alimentaire ». « Certains membres de la FNSEA sont avantagés par le système, d’autres non », glisse Daniel Gilbert, précisant que les aides européennes sont fléchées vers les plus grosses exploitations. Comme le replace France TV info, à l’échelle de l’Union européenne, 20 % des agriculteurs captent 81 % des subsides de la Politique agricole commune (Pac), calculée en fonction des hectares d’exploitation. En France, si cette réalité est plus modérée, les 20 % des agriculteurs les plus gros possèdent quand même 52 % des terres agricoles et touchent 51 % des aides européennes. « Pour l’essentiel, les primes de la Pac vont vers les grands céréaliers plutôt que les éleveurs », résume Daniel Gilbert.
« Pas de melons sans abeilles »
Si la réalité des agriculteurs est contrastée, ils sont toutefois tous touchés par la problématique des ressources. La première est l’inflation des coûts de l’énergie. Si elle touche l’ensemble des métiers, les agriculteurs sont particulièrement exposés. La profession consomme de l’énergie pour son matériel et ses bâtiments d’exploitation. Mais elle est aussi fortement consommatrice d’énergie pour fabriquer de l’azote ; « et l’agriculture en a absolument besoin aujourd’hui. » Elle dépend aussi de l’extraction minière, afin de fabriquer ses engrais phosphatés. Ces coûts ne cessent d’augmenter et fragilisent les agriculteurs.
L’enseignant-chercheur continue de lister les difficultés de la profession, prise « entre deux feux ». « Les agriculteurs sont pris entre l’utilisation des pesticides pour ne pas avoir de ravageurs et le risque sur les pollinisateurs, ajoute Daniel Gilbert, avant de relever : Pourtant, il n’y a pas de melons sans abeilles. » Et de résumer : « Le monde agricole est en difficulté car il doit répondre à des enjeux contradictoires. » La préservation de l’environnement face au cercle vicieux du produire plus.
Daniel Gilbert comprend le profond « ras-le-bol » des agriculteurs qui manifestent. Ils souffrent, par ailleurs, « d’une image très dégradée » auprès de la société, alors qu’ils donnent leur vie à leur métier. Quotidiennement. Sans repos. Ni vacances. Et pour un salaire de misère, souvent.
« L’agriculteur se fait avoir »
« Du point de vue du scientifique en écologie, l’agriculteur génère énormément de nuisances, tranche toutefois Daniel Gilbert. On ne peut pas continuer à détruire les écosystèmes. » Mais il n’accable pas l’agriculteur. « L’industrie agroalimentaire pourrait faire elle-même son agriculture. Mais il est plus intéressant de faire trimer un agriculteur, de lui faire prendre tous les risques et d’acheter seulement le produit à la fin », dénonce-t-il sans ambages. « On fait porter à l’agriculteur les difficultés de l’énergie, du climat et on l’engueule pour les pesticides, regrette-t-il. L’agriculteur se fait avoir. » À cela s’ajoute la nécessité de porter « 50 casquettes », dans une agriculture moderne enkystée d’une fièvre administrative. « C’est difficilement supportable », convient-il.
En 2050, rappelle le chercheur, « de façon inéluctable et quelle que soit la politique », Lyon aura le climat qu’avait Madrid en 2000 et Paris celui d’Istanbul. « Et les agriculteurs voient très bien que le climat change extrêmement rapidement. » Daniel Gilbert insiste bien pour dire que le métier d’agriculteur est bien le dernier à devoir disparaître. « Il faut les accompagner et ne pas les laisser croire à un système qui ne peut plus marcher », insiste le chercheur, spécialiste des tourbières. « Le modèle est en train de changer, mais ce sont les agriculteurs qui paient, regrette Daniel Gilbert. Pas l’agroalimentaire. »
Pour autant, la transformation est loin d’être évidente. Le foncier a flambé et la production intensive encourage l’investissement. Les agriculteurs sont donc pris « dans des bulles financières ». « Et quand vous êtes endettés, il est impossible de revenir en arrière », indique Daniel Gilbert, remarquant que les agriculteurs qui ont changé de modèle l’ont fait en réduisant drastiquement leurs coûts, quitte à réduire la production. « [Ce changement] est trop brutal pour les agriculteurs, acquiesce Daniel Gilbert, avant de dénoncer : Au lieu de les accompagner, le Green deal avantage les gros agriculteurs plutôt que les petits, et les écologistes n’y sont absolument pour rien. »
Et si les collectivités étaient la solution ?
Le modèle agricole va changer. Le dérèglement climatique et la hausse de l’énergie vont irrémédiablement rebattre les cartes. « L’agriculteur tel qu’on le connait aujourd’hui n’y arrivera plus seul », estime Daniel Gilbert. Il s’est amusé à formuler deux modèles (à retrouver ici). Le premier est dystopique et « conduit à accélérer le système actuel ». L’industrie agroalimentaire prend la main sur l’agriculture et propose un système intégré dans de mégas exploitations. L’autre modèle, utopique, propose « une production collective de ressources alimentaires et d’énergie en tenant compte des limites biologiques de la planète ». Ce sont des fermes en polycultures, gérées par des groupements d’agriculteurs ou des systèmes publics. Sur ce dernier point, il estime que les collectivités pourraient s’intéresser aux terres agricoles dans un avenir proche et en acheter, alors que la déprise agricole s’accroit en France. « Dans les dix prochaines années, la moitié des agriculteurs seront à la retraite », replace-t-il. Dans le Territoire de Belfort, le nombre d’exploitations agricoles a baissé de 44,3 % entre 2010 et 2020 ; le département compte aujourd’hui 250 exploitations. Un conseil départemental pourrait ainsi acheter des terres et salarier des agriculteurs, sur le modèle d’une société d’économie mixte, pour fournir les repas de ses collèges. Il pourrait en être de même pour un conseil régional, en charge des lycées.