« La main à plume vaut la main à charrue », écrit Rimbaud, en 1873, dans le poème « Mauvais sang », publié dans le recueil Une saison en enfer. Dans une France agricole, le poète apparaissait comme un oisif. C’est une forme de cri de liberté que pousse alors le jeune homme, tout juste âgé de 19 ans. « Heureusement qu’il n’avait pas de smartphone », en sourit, un siècle et demi plus tard, Pierre Nétange, fondateur de la Foire aux livres en 1972. « C’était du génie à l’état pur », glisse-t-il en évoquant cette œuvre poétique.
Rimbaud, comme Baudelaire ou Tristan L’Hermite, occupe une place à part dans la bibliothèque de Pierre Nétange. Le bibliophile compte plusieurs milliers de livres. Il s’amoncèlent, ici et là, dans tous les coins et recoins de son appartement de la rue de l’As-de-Carreau. Tout comme dans la maison familiale de Moutier-Rozeille, dans la Creuse, où il a passé son enfance pendant la Seconde Guerre mondiale, ou dans l’appartement parisien où il est né. « Si on les empile tous, on arrive à un bel édifice ! » remarque Pierre Nétange, avec un sourire plein de malice. L’appartement respire le livre. Anciens ou non. De la poésie ici. Un atlas là. Des journaux, partout.
« Nous avons abandonné l’écrit »
À l’occasion de cette nouvelle édition de la Foire aux livres, Pierre Nétange se fait plus rare dans les allées. Son état de santé le contraint à moins sortir. Mais il n’altère pas sa passion pour le livre. Ni sa volonté de le défendre. « Mes jours sont comptés. Je sais très bien que je ne referais pas un demi-siècle de foire aux livres », confie, serein, l’homme de 89 ans, qui arbore sur le revers de sa veste l’insigne de l’ordre des Arts et des Lettres, où il a été élevé au rang de chevalier en 2018.
L’âge avancé l’autorise peut-être à une parole plus libre. Plus ferme aussi, comme il le confie lors d’un entretien accordé au Trois, dans son appartement. Il veut mettre en garde la jeunesse. L’amener vers le livre, ce qu’il s’échine à faire depuis plusieurs années. « Nous avons abandonné l’écrit. Tout passe par les algorithmes, tance-il. Nous ne faisons que penser et réfléchir à travers les réseaux. » La société des smartphones. La société de la facilité. Mais la société aussi d’un cerveau qui se ramollit, par manque d’exercice intellectuel.
Les chiffres lui donnent raison. Selon le centre national du livre, les Français lisent moins ; en 2024, 63 % des Français déclarent avoir lu au moins cinq livres, soit 5 points de moins qu’en 2023. C’est le niveau le plus bas observé depuis 10 ans. Les lecteurs plébiscitent aussi de plus en plus la lecture numérique. La donnée la plus inquiétante est celle de l’attention. 27 % des lecteurs confirment qu’ils font autre chose en même temps qu’ils lisent et ce chiffre grimpe à 53 % chez les 15-24 ans. « Nous sommes en train d’abîmer toute une génération », alerte Pierre Nétange, figure culturelle de la cité du Lion. Il a fondé l’association de théâtre Tréteaux 90, l’association de peinture Graal ainsi que l’ancêtre de l’association belfortaine de cinéma d’art et d’essais.
Son œuvre majeure reste – et restera – la Foire aux livre, fondée en 1972 et lancée lors de l’année internationale du Livre de l’Unesco. « C’est une affaire incroyable », comme il la présente ; des centaines de milliers de livres y sont vendus chaque année (lire notre article). « C’est le développement du livre, de la pensée qui se met par l’écrit ou le signe, qui a fait évoluer l’humanité », replace Pierre Nétange, avec lucidité. Des jarres de Qumrân contenant les manuscrits de la mer Morte aux journaux de la Libération, en passant par les Incunables et les premiers livres imprimés par Gutenberg. C’est le combat de sa vie : « Promouvoir le livre imprimé comme un atout majeur de l’évolution humaine. »
« Le livre est sacré »
Pierre Nétange mesure les manipulations de l’opinion par l’intermédiaire des outils numériques. « La politique joue dessus de façon extraordinaire », regrette-t-il. « Je redoute le pire. Le progrès va continuer mais il va laisser des taches et transformer l’être humain en robot, analyse le bibliophile. C’est peut-être la pire des destinée qu’il peut connaitre. »
À la Foire aux livres, les équipes ont multiplié les initiatives pour amener la jeunesse aux livres ; ces 1er et 2 novembre, un Salon jeunesse est, par exemple, organisé. Un concours, avec les scolaires, a été lancés. Le prix du Lion à plumes récompense les plus belles compositions ; cette année, elles portaient sur le thème de la paix. « Tous les moyens sont bons pour amener les jeunes aux livres », estime celui qui vient de terminer L’Or des rivières de Françoise Chandernagor.
« Pour moi, le livre est presque sacré et nous déterminera toujours », conclut Pierre Nétange. On ferait bien de cette formule un incipit à la Foire aux livres. Un résumé de l’ambition culturelle qu’elle représente. Mais aussi de l’enjeu politique qu’elle incarne. Tout du moins, le résultat du travail de Pierre Nétange, défenseur acharné du livre imprimé.
- Foire aux livres, jusqu’au 9 novembre. De 14h à 19h, du lundi au vendredi, de 10 h à 19 h, le samedi et le dimanche. Ouverture de la Foire aux livres, le jeudi 16 octobre – https://www.livres-90.fr/