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Maître Alexandra Mougin : « Nous nous battons pour le justiciable »

Les avocats belfortains ont reconduit, lundi, leur mouvement de grève. Une grève initiée le 6 janvier pour s’opposer à la réforme des retraites. Mais au-delà de cette contestation, les avocats lancent un cri d’alarme quant à la précarisation de leur profession et au recul des droits du justiciable.

Les avocats belfortains ont reconduit, lundi, leur mouvement de grève. Une grève initiée le 6 janvier pour s’opposer à la réforme des retraites. Mais au-delà de cette contestation, les avocats lancent un cri d’alarme quant à la précarisation de leur profession et au recul des droits du justiciable. Entretien avec maître Alexandra Mougin, bâtonnière du barreau de Belfort.

Les avocats mènent une lutte contre la réforme des retraites. En quoi cette réforme menace votre profession ?

Depuis 1948, nous avons un régime de retraite autonome. Nous finançons nous-même nos cotisations, lesquelles nous sont ensuite reversées. Nous ne coûtons pas un centime à l’État et nous sommes solidaires à l’intérieur de notre régime ; nous percevons la même pension de base. Nous sommes également solidaires envers les autres régimes car tous les ans, notre caisse reverse 100 millions d’euros. En 1945, nous avons voulu entrer dans le régime universel, on nous a dit : « Non, débrouillez-vous et faites votre propre régime de retraite. » C’est ce que l’on a fait. Notre régime est excédentaire – nous avons une démographie très favorable, avec cinq cotisants pour un retraité – et nous avons des réserves très importantes. On nous dit aujourd’hui d’intégrer le régime universel. Notre régime étant favorable, nos cotisations étaient modestes. Pour les avocats qui gagnent moins de 40 000 euros, c’est-à-dire 40 % des avocats, les cotisations vont passer de 14 à 28 %. Et notre pension de base, qui était de 1 400 euros par mois, va passer à 1 000 euros.

L’image de l’avocat est souvent celle d’un nanti. Avec votre combat, nous découvrons une profession qui se précarise…

En observant le revenu médian, nous constatons que nous ne sommes pas une profession faite que de nantis. Nous sommes en-dessous du revenu médian des cadres en France(1). Notre revenu médian est à 40 000 euros par an (Selon le conseil national des barreaux, il est précisément de 43 035 euros, alors que le revenu annuel moyen est de 77 468 euros, illustrant les profondes disparités de la profession, NDLR). Le métier se paupérise car de nombreux avocats travaillent à l’aide juridictionnelle ; ils sont rémunérés par l’État pour leurs missions. Cette rémunération ne couvre à peine que la moitié, selon des études, des heures effectuées. Certains confrères travaillent jusqu’à 80 % à l’aide juridictionnelle. Cela touche des pénalistes, mais également des confrères du droit de la famille.

« Nous sommes dans une tendance lourde où les justiciables ont de moins en moins besoin d’avocats »
Alexandra Mougin
Bâtonnière du barreau de Belfort

Dans quelle mesure les différentes réformes judiciaires accentuent cette situation ?

Nous sommes dans une tendance où l’on veut alléger le budget de la justice. Il y a de moins en moins de greffiers, de moins en moins de juges et donc de moins en moins d’avocats. Nous avons sans arrêt des réformes qui complexifient l’exercice de la profession ; nous avons eu par exemple de nombreuses réformes de la procédure d’appel qui rendent de plus en plus difficile l’accès à la cour d’appel. Là, nous avons une réforme de la procédure civile applicable depuis le 1er janvier, avec des décrets publiés les 11 et 20 décembre… Soit une semaine pour changer nos pratiques pour saisir le tribunal. Nous avons également des réformes qui prévoient que la saisine du tribunal puisse se faire par voie dématérialisée ; il n’y a donc plus du tout l’accès à l’avocat. Nous avons sauvé de justesse, l’année dernière, le fait que les révisions de pensions alimentaires soient faites par les directeurs de Caisse d’allocations familiales (CAF) ; il était envisagé de ne plus avoir recours au juge pour les réviser, enlevant un contentieux très important des avocats. Cela entraînait aussi une diminution des garanties des justiciables. Ils faisaient face à une décision prise par un directeur de Caf, sans audience. On s’est battu contre ce projet qui a finalement été abandonné. Nous sommes dans une tendance lourde où les justiciables ont de moins en moins besoin d’avocats. Et cela touche les justiciables les plus faibles.

« Mais, où est-ce que nous pouvons nous faire entendre ailleurs que dans les prétoires ? La parole de l’avocat, elle est dans le prétoire, pas dans la rue »
Alexandra Mougin
Bâtonnière du barreau de Belfort

Le fait que le justiciable ait un accès direct à la justice, n’est-ce pas mieux ?

Le directeur de la Caf, ce n’est pas un accès direct à la justice ! Cela veut dire également que le justiciable n’a pas non plus l’avis d’un professionnel, qui peut dire : « Vous avez raison de faire cette demande d’augmentation. Non, elle n’est pas justifiée. » Tout simplement, nous allons l’aider à monter son dossier pour qu’il puisse avoir gain de cause.

Les réformes successives de la justice prônent systématiquement un rapprochement du justiciable et du tribunal. Ce que vous contestez. Pourquoi ?

Par ce que l’on souhaite alléger le budget de la justice ! Moins nous sommes en contact direct avec le tribunal, moins cela coûte à l’État. Les procédures dématérialisées, c’est traité par un juge dans son bureau ; il n’y a pas d’audience, donc pas besoin de greffier ni le besoin de monopoliser une salle. Dans ce sens d’éloigner le justiciable du tribunal, il y a aussi toutes cette dynamique de désertification judiciaire, avec des tribunaux qui ferment. Il y a toujours des menaces. Jusqu’à quand pourrons-nous sauver notre cour d’appel de Besançon (Doubs) ? Quand nous ne l’aurons plus, nous devrons aller à Dijon (Côte-d’Or). Nous ne menons pas qu’un combat. Nous nous battons aussi pour le justiciable. Les avocats qui vont disparaître avec cette réforme, ce sont les plus proches des justiciables ; ce sont ceux ayant recours à l’aide juridictionnelle ou aux permanences pénales. Toutes les populations qui ne peuvent pas payer d’honoraires n’auront plus accès aux avocats.

On sent le fossé grandir entre les avocats et les magistrats. Pourtant, vous êtes l’un et l’autre deux maillons essentiels de l’œuvre de justice. Vous ne pouvez pas fonctionner l’un sans l’autre. Comme analysez-vous cette fracture ?

Nous subissons tous cette fracture plutôt que d’en être à l’origine ; on ne la souhaite pas, ni avec les magistrats, ni avec les greffiers. Nous avons intérêt à travailler dans le même sens car nous avons tous le même but. Nous subissons tous, à nos niveaux, des mesures qui sont prises pour accroître les difficultés d’exercice de notre profession. Les magistrats font avec de moins en moins de moyens. Les greffiers, de même. Chez les avocats, cela devient difficile aussi. Cela cristallise les oppositions. Avec notre grève, nous le sentons de plus en plus car les premières personnes touchées par cette grève sont les magistrats. Il y a un grain de sable et tout s’enraye ; la justice ne peut pas faire face.

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Le nombre d’avocats en France, selon le conseil national des barreaux, au 9 septembre 2019. Ils sont inscrits dans l’un des 164 barreaux de France. Ils étaient 63 923 en 2016.

La situation est particulièrement tendue à Belfort, par rapport à d’autres tribunaux. S’améliore-t-elle ?

Non… Le mouvement actuel ne contribue pas à ce que la situation se détende, même si nous avons tous le souhait qu’elle reste bonne. Nous avons eu une opposition, depuis le début de notre mouvement, à l’exercice de notre droit de grève au tribunal ; cela n’a pas été le cas dans d’autres tribunaux en France où les magistrats ont respecté le droit de grève des avocats et accepté les demandes de renvois (lire la position du procureur de la République de Belfort et du président du tribunal judiciaire, à l’occasion de l’audience solennelle, NDLR).

« Le jet de la robe est un geste fort et de désespérance. Nous n’avons plus grand-chose à perdre »
Alexandra Mougin
Bâtonnière du barreau de Belfort

L’une des justifications présentées par le procureur de la République et le président du tribunal judiciaire, c’est qu’ils veulent neutraliser la salle d’audience pour qu’elle ne devienne pas l’espace des atermoiements extérieurs de la société, afin d’y faire œuvre de justice, malgré le conflit social… Qu’en pensez-vous ?

Ils n’ont pas conscience du fossé qui est en train de se creuser pour nous tous. J’ai lu que le procureur disait « d’aller crier dans la rue ». Mais, où est-ce que nous pouvons nous faire entendre ailleurs que dans les prétoires ? La parole de l’avocat, elle est dans le prétoire, pas dans la rue. Et c’est normal que nous fassions entendre nos revendications dans les salles d’audience, étant précisé que dans le cadre des demandes de renvois, nous n’avons pas fait une tribune politique de chaque audience. Nous nous sommes contentés de demander le renvoi pour l’exercice de notre droit de grève.

Le mouvement des avocats est marqué par le jet de la robe noire, un symbole important de votre profession. Ce geste est loin d’être neutre. Cela a suscité une polémique. Quelle est votre analyse ?

Avec les magistrats, nous avons la particularité d’exercer notre profession avec la robe, même si ce n’est pas tout à fait la même. C’est un geste fort et de désespérance, alors que cette robe, nous l’aimons. Nous n’avons plus grand-chose à perdre. Avec la réforme, environ un tiers des cabinets d’avocats ne vont pas survivre.

Manque-t-on d’avocats en France ?

Nous avons un nombre moyen d’avocats inférieurs en France par rapport à d’autres pays européens(2). En France, il y a d’importantes disparités. Il y a une grosse densité d’avocats dans les grandes villes (Paris, Lyon, Marseille…), alors qu’il peut y en avoir très peu dans les petits barreaux (Il y a en moyenne 100 avocats pour 100 000 habitants en France. Alors qu’ils sont 1 279 avocats pour 100 000 habitants à Paris, ils sont 11 pour 100 000 habitants dans la Meuse, selon le conseil national des barreaux, NDLR). Au barreau de Belfort, nous sommes 38 avocats. Le barreau de Montbéliard est de taille similaire.

« S’il y a un rapprochement des juridictions de Belfort et Montbéliard, il y aura un rapprochement des barreaux »
Alexandra Mougin
Bâtonnière du barreau de Belfort

Il y a plusieurs années, on a évoqué la fusion des tribunaux de Belfort et Montbéliard. Puis on a évoqué des spécialisations. Pour l’instant, il y a des mutualisations, notamment avec le juge des enfants ou les permanences du parquet. Les barreaux de Belfort ou de Montbéliard pourraient-ils fusionner à l’échelle du nord Franche-Comté ?

(Sourire) Il y a deux ans a été amorcé un projet de rapprochement de nos deux barreaux, qui n’a pas vu le jour car le barreau de Belfort s’y est opposé. Je militais pour ce rapprochement (Maître Alexandra Mougin est bâtonnière du barreau de Belfort depuis 2019, NDLR). Il vaut mieux un tribunal renforcé sur l’Aire urbaine plutôt que deux tribunaux qui risquaient de se fragiliser. Aujourd’hui, on discute de nouveau de rapprochements des deux juridictions. Les avocats suivent attentivement les travaux qui pourront être entrepris dans le cadre de ce rapprochement et suivront le mouvement. S’il y a un rapprochement des juridictions, il y aura un rapprochement des barreaux.

  1. Le revenu annuel médian est à 48 000 euros brut pour les cadres en 2016, selon l’Apec.
  2. Selon une étude comparative de six pays de l’Union européenne sur le métier d’avocat, alors que la France a une densité, en 2011, de 84 avocats pour 100 000 habitants, L’Allemagne en compte 191, la Belgique 167, l’Espagne, 278, l’Italie, 270 et le Luxembourg 359 (voir étude ci-dessous).
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