Marcel Grob a vécu à Belfort après la seconde Guerre mondiale. En février 1944, cet Alsacien est incorporé de force dans la Waffen SS. C’est un Malgré-Nous. Le journaliste Philippe Collin consacre une bande dessinée au parcours de cet homme. Son grand-oncle, avec qui il a coupé les ponts en 1997… Une histoire qui témoigne du drame vécu par ces individus. Ni vainqueurs. Ni victimes. Éternels incompris.
« Après coup, je trouve cela effroyable. J’ai été dur. » Le verdict du journaliste de France Inter Philippe Collin est sans appel. Son histoire avec Marcel Grob bascule en 1995. Il apprend que son grand-oncle a servi dans la Waffen SS. Il était panzer grenadier dans la 16e division SS, la division Reichfürhrer. Philippe Collin a alors 20 ans. C’est un choc. Pendant deux ans, il essaie de comprendre. « Mais je me suis heurté à son mutisme », déplore-t-il. En 1997, il coupe définitivement les ponts. S’il ne répond pas, c’est qu’il est coupable. Du moins, c’est ce que pense le jeune homme. La rupture a été totale entre les deux hommes. Lorsque Marcel Grob meurt le 12 octobre 2009, Philippe Collin ne se rend pas à ses obsèques.
Une histoire alsacienne
Cette histoire s’enracine le 25 août 1942. À cette date, l’histoire des Alsaciens change de trajectoire. Le gauleiter Wagner, le représentant du Führer en Alsace, territoire rattaché au Reich, promulgue un décret. Dorénavant, les Alsaciens doivent effectuer leur service militaire dans l’armée allemande. 130 000 Alsaciens et Mosellans vont y servir, contre leur volonté. « La situation militaire sur le front russe exige (…) l’emploi de toutes les réserves disponibles », explique l’historien Eugène Riedweg, dans un ouvrage consacré aux Malgré-Nous.
Marcel Grob est originaire de Kirchberg, dans le Haut-Rhin. Il est né le 12 septembre 1926. Une classe à part dans le drame qui se noue. Sur décision, encore, du gauleiter Wagner, la moitié de cette classe d’âge, soit 2 000 jeunes, est incorporée directement à la Waffen SS en février 1944. Une première. Ils seront rapidement rejoints par les classes 1908 à 1910. Traditionnellement, la Waffen SS, devenue la 4e force de l’armée allemande, ne compte que des volontaires. Quelques Alsaciens volontaires ont bien rejoint ses rangs, mais à la marge. En 1940, on en compte 68. Et 322 en 1941… À titre de comparaison, la France fournit 2 480 volontaires au début de l’année 1944 et 8 000 pour la division SS Charlemagne. « Soit une proportion sensiblement identique », remarque Eugène Riedweg.
Un employé d’Alsthom
Marcel Grob était domicilié à Belfort depuis la fin de la seconde Guerre mondiale. Il avait rejoint la Cité du Lion pour travailler à Alsthom. Pendant vingt ans, Philippe Collin, originaire de Brest, lui rendait régulièrement visite, car sa grand-mère habitait aussi dans la Cité du Lion. « Il a commencé comme ouvrier, rappelle son petit neveu. Il s’est fait tout seul. Il a gravi les échelons et est devenu ingénieur. » Marcel Grob s’est éteint à l’âge de 83 ans, en 2009.
Trois lettres, un destin
Après Stalingrad, les Waffen SS deviennent des unités de choc. Les pertes y sont importantes. Le recrutement ne suit pas. L’incorporation forcée des Alsaciens apparaît donc dans un contexte bien particulier. Mais cet engagement non volontaire se repère par un détail. Sur le carnet militaire de ces soldats n’apparaissent pas les lettres FRW, l’abréviation de Freiwilligen, c’est-à-dire “engagé volontaire”.
En 2012, lorsque le journaliste récupère le carnet de son grand-oncle, il constate l’absence de cette abréviation. Il avait été guidé dans cette recherche par l’historien Christian Ingrao. « Marcel ne m’en a jamais parlé… » souffle-t-il. La bande dessinée met bien en avant ce détail de l’histoire. Les auteurs ont mis en scène Marcel Grob face à un personnage s’apparentant à un juge d’instruction. Un personnage aux jugements hâtifs et au ton inquisiteur. Mais qui ignore les subtilités de cet épisode alsacien et mosellan.
« On ne s’en sort jamais »
Cet épisode de l’incorporation de force n’est pas toujours connu des Français. Dans l’imaginaire collectif, on associe les Waffen SS aux « SS Totenkopfverbande (formations à tête de mort, NDLR), chargés de la garde des camps de concentration », rappelle Eugène Riedweg. Cette incompréhension envers les Malgré-Nous s’est cristallisée à l’occasion du procès de Bordeaux, en 1953. 14 Alsaciens comparaissent, dont 13 Malgré-Nous. Ils sont jugés pour les événements d’Oradour-sur-Glane. « Une catastrophe pour la cohésion nationale entre l’Alsace et la France », analyse Philippe Collin. « Deux logiques vont (…) s’affronter (…), explique Eugène Riedweg. D’un côté, celle des Alsaciens qui considèrent que les incorporés de force sont des victimes du nazisme au même titre que les habitants d’Oradour. De l’autre, celle des Limousins qui ne voient que des hommes coupables d’un crime et qu’il fallait condamner. »
Marcel Grob n’a pas pris part au drame d’Oradour-sur-Glane. Il était par contre présent au massacre de Marzabatto, en Italie, à l’automne 1944. On y déplore 770 morts. Une question est sur toutes les lèvres : comment peut-on prendre part à cette horreur ? « Le suicide était considéré comme une forme de désertion par les SS, répond le personnage de Marcel Grob au juge, dans la bande dessinée. Il entraînait la déportation immédiate des familles. J’ai pensé à mon petit frère et à mes parents, je n’ai pas pu… » Et à la question de ce juge qui lui demande comment on s’extrait de cette histoire, le personnage de Marcel Grob a une réponse qui fait écho au parcours chaotique des Malgré-Nous : « On ne s’en sort jamais. »
Raconter cette histoire
Après avoir découvert le carnet militaire de son grand-oncle, cette histoire est devenue une obsession pour le journaliste, titulaire d’une maîtrise d’histoire contemporaine. Étudiant, il avait travaillé sur l’épuration à la Libération. « Il fallait que je fasse un livre qui évoque l’histoire de ces jeunes hommes et femmes qui étaient pris au piège », avoue Philippe Collin. Il a commencé ce projet en 2013. Après avoir renoué des liens avec sa grand-tante. Il a amassé de la correspondance, de la documentation et a refait le parcours de son grand-oncle à travers l’Europe. Pour raconter l’histoire de cet homme. De ces Alsaciens et Mosellans. C’est peut-être à ce titre qu’il a dédicacé la bande dessinée à toute la jeunesse d’Europe. Pour ne pas qu’elle oublie.
Le rapport Mutter, édité en 1955, évoque plus de 30 000 morts ou disparus sur les 130 000 incorporés. Près d’un Malgré-Nous sur quatre n’est donc pas revenu de la guerre. Et ceux qui sont revenus se sont retrouvés dans une position inconfortable. « Cette incompréhension contre laquelle les Malgré-Nous et leurs associations se battent depuis 1945, ne s’est jamais estompée, car le drame vécu par les Alsaciens-Mosellans n’est toujours pas connu par les Français des autres régions qui continuent d’ignorer le destin particulier de l’Alsace et la Moselle entre 1939 et 1945 », écrivait, en 1995, Eugène Riedweg. C’est ce qu’a voulu réparer Philippe Collin en racontant cette histoire. Celle de Marcel Grob qui, dix ans après sa mort, devient un héraut. Malgré lui.
Le Voyage de Marcel Grob, de Philippe Collin et Sébastien Goethals, octobre 2018, Futuropolis. Dossier historique réalisé par Christian Ingrao – Les « Malgré Nous ». Histoire de l’incorporation de force des Alsaciens-Mosellans dans l’armée allemande, d’Eugène Riedweg, les éditions du Rhin. 1995.