Lancée officiellement à l’automne 2017, la fusion imprimée par la direction régionale des affaires culturelles des deux scènes nationales du nord Franche-Comté s’effrite. Le directeur de MA, qui officiait aussi au Granit, ne travaille plus à Belfort. Entre enjeux de gouvernance politique et mal-être au travail des équipes, on se demande où est passée la culture ! Enquête (MAJ le 05/02/19).
« Rapprocher deux scène nationales, distantes de quelque 20 kilomètres, quand collectivités et population bâtissent services et projets communs dans le nord Franche-Comté, telle est l’ambition portée (…). Voici un an, rares étaient ceux qui pensaient possible la réussite d’une telle entreprise, à vrai dire unique en France, même si elle était depuis longtemps dans les limbes. » C’était signé Yannick Marzin, alors directeur unique du Granit, scène nationale de Belfort (18 salariés), et de MA scène nationale – Pays de Montbéliard (34 salariés). C’était un édito ouvrant la plaquette commune MA avec Granit, en juin 2018.
Six mois plus tard, ce projet est sérieusement remis en question. Depuis le 1er janvier, Yannick Marzin n’est même plus le directeur du Granit. L’avenir commun se dessine en pointillés. Alors, MA avec Granit ? Granit avec MA ? Granit dans MA ? MA et Granit ? « La dynamique culturelle » tant évoquée pour appuyer ce projet fortement encouragé par la direction régionale des affaires culturelles (Drac) semble bien le parent pauvre des enjeux qui se tissent sur scène depuis novembre 2017.
Un vieux projet
Retour en arrière. Thierry Vautherot, ancien directeur du Granit, annonce son départ à la retraite à la fin de la saison 2016-2017. Depuis plusieurs années, un projet de rapprochement des deux scènes nationales de l’Aire urbaine est posé. L’occasion est trop belle. À l’automne 2017, un recrutement est lancé. Huit candidatures sont reçues. Le projet de Yannick Marzin, directeur de MA scène nationale, est retenu à l’unanimité des tutelles. Il est convaincant. La réunion de deux scènes, à l’origine très différentes, séduit. Même si des salariés du Granit ont le sentiment que les dés sont « pipés », la nouvelle est plutôt bien reçue. « Mes missions étaient de trois ordres, précise Yannick Marzin. D’abord, garder la direction de MA. En parallèle, faire des propositions réglementaires pour le rapprochement des deux structures et mettre en œuvre une programmation commune 2018-2019. » Une convention de mise à disposition du directeur auprès du Granit est signée, permettant de mettre en place ces différents objectifs. Ce cadre réglementaire est validé par la direction générale de la création artistique. Il courait jusqu’au 31 décembre 2018. Depuis, Yannick Marzin n’est plus le directeur du Granit.
« Dès juillet 2018, j’ai fait une proposition au conseil stratégique pour une fusion-création, explique Yannick Marzin. Il y a eu un accord des tutelles. » Il fallait ensuite six mois pour que la fusion soit effective. Elle était envisagée au 1er janvier 2019. « Si les tutelles ont validé le principe, poursuit-il, elles ne sont pas entendues sur la représentativité dans le conseil d’administration. » Stricte égalité des représentants dans le conseil d’administration ou équité en fonction de l’accompagnement financier (lire ci-contre) ? Belfort et Montbéliard n’arrivent pas à s’entendre sur la question. Autre point de discorde, l’adresse du siège. À Belfort ou à Montbéliard ? Sollicités, les élus de l’Aire urbaine ont botté en touche. Arguant, pour certains, de réserver leur position pour le comité stratégique du 1er février. Une réunion pilotée par la Drac. Sollicité à plusieurs reprises, François Marie, qui suit ce dossier à la Drac, n’a pas répondu non plus. En face, les équipes sont dans un désarrois très profond.
MA + Granit : les chiffres clés
Avant le rapprochement, MA, ce sont une soixantaine de propositions de spectacles par an, contre une quarantaine au Granit. En 2018-2019, ce sont 88 spectacles qui sont proposés, dont 52 dans le ressort de MA et 36 dans celui du Granit. La saison précédente, c’était 67 pour le premier nommé (soit une baisse de 22 %) et 41 pour le second (moins 12 %). Cette baisse, de 18 % en globalité, est logique. Le directeur souhaitait éviter les doublons et la concurrence entre les deux structures. Ensuite, le choix était d’encourager la mobilité entre Belfort et Montbéliard. Elle aurait été multipliée par trois selon Yannick Marzin. Côté budget, selon nos informations, la scène du pays de Montbéliard atteint 2,8 millions d’euros de subventions contre 2 millions pour la scène belfortaine. C’est l’un des nœuds du problème. La participation de la Ville de Montbéliard et de Pays de Montbéliard Agglomération atteint 1,7 million d’euros quand celle du Grand Belfort est de 650 000 euros. Spécificité belfortaine, le poids de la subvention départementale, d’environ 500 000 euros, contre 115 000 pour le Département du Doubs. L’investissement de la Drac dans les deux scènes nationales est le même. Mécaniquement, son poids est plus important pour le Granit.
Profond mal-être
Car au-delà des soucis de gouvernance, le bât blesse en termes de gestion du personnel. « Elle est catastrophique », déplore un salarié du Granit qui insiste sur l’absence d’écoute et de concertation de Yannick Marzin. « Il n’est pas dans le dialogue », regrette également une personne qui s’est retrouvée au cœur de cet imbroglio.
Dans une lettre adressée à Damien Meslot, maire de Belfort et président du Grand Belfort, l’ensemble des salariés du Granit regrette « le manque de considération flagrante du personnel ».
Ils condamnent des mails arides. Des remarques acerbes. Des décisions non motivées. Et une absence chronique. Au cours du dernier trimestre, Yannick Marzin n’a pas passé plus de 10 heures dans la structure belfortaine. Les raisons avancées ? Les nombreux déplacements pour découvrir de nouveaux spectacles et la cadre restreint de sa mission. L’équipe dénonce aussi des méthodes claniques de management. On regrette qu’aucun des postes ouverts à Montbéliard n’aient été proposés à du personnel belfortain, contrairement à ce qui avait été envisagé lors du recrutement. On oppose MA et le Granit et le fait que la première réunion regroupant les deux structures n’ait eu lieu qu’en mars 2018 – en l’absence de Yannick Marzin – ne fait qu’appuyer ce climat de défiance. Face la découverte de « situations inquiétantes », la présidente du Granit Fabienne Cardot, en place depuis 2013, a même fait appel à un consultant extérieur pour faire le point. Dans les entretiens, le binôme découvre l’ampleur de la détresse.
« On a bossé jusqu’au mois de septembre 2018 sans aucun problème, répond le directeur de MA, avant de se défendre : Mais ce qui m’était impossible de faire était de jouer un rôle de ressources humaines. » Il a pourtant rapidement envisagé la nomination d’un directeur adjoint à Belfort, Christian Lambert. Une personne recrutée dès le printemps à MA. Mais dont le rôle n’a jamais été expliqué au Granit. « Nous souhaitions un management collégial, qui faisait évoluer l’équipe. Rien de tout cela n’a été fait », tance Fabienne Cardot. Les délégués du personnel regrettent aussi que les salariés n’aient pas été reçu par le directeur, contrairement aux engagements. Le projet de nouvel organigramme préparant la fusion n’a été présenté aux délégués du personnel que la veille du conseil d’administration de novembre. Ç’a été l’élément de trop. Il a été retoqué. « L’organigramme a été fourni, à mon sens, trop tôt, répond aujourd’hui Yannick Marzin. On m’a forcé à le présenter. Parce que je l’ai présenté, cela a contribué à dégrader les relations ; je n’ai pu voir que les responsables du personnel. J’aurais voulu qu’il fasse l’objet de réunions, d’échanges. » Le directeur insiste aussi sur le fait que l’absence de décision des tutelles a contribué à fragiliser le processus et à dégrader la situation.
Une programmation
en question
L’équipe du Granit met en doute la qualité de la programmation. Yannick Marzin avance un taux de fréquentation supérieur à 80 % au premier semestre. Une donnée contestée au Granit, qui parle de 70 %. Selon Nathalie Cravé, le Granit devrait même enregistrer une baisse de 7 000 spectateurs sur l’année, représentant 95 000 euros de recettes en moins. L’équipe énonce des surcoûts importants, tant sur le choix des spectacles que sur les coûts nécessaires à leur programmation. L’équipe pointe notamment du doigt le spectacle Les Idoles, dont les surcoûts sont estimés à plusieurs dizaine de milliers d’euros pour une installation au Granit. Une situation qui conditionne les marges financières de la structure et donc les capacités futures de programmation. Aujourd’hui, MA et le Granit sont toujours deux structures différentes. Mais compte tenu des choix effectués depuis 18 mois, le projet de fusion a fragilisé la scène belfortaine. Autre problème, l’utilisation des salles. La Maison du Peuple n’accueille cette année que 4 spectacles, contre 11 l’année dernière.
À Montbéliard, on n’a pas de griefs à l’encontre du directeur, même si on reconnait qu’il n’est pas très présent. « Les ressources humaines n’ont jamais été géré par lui », confirme une source en interne, comme pour mieux expliquer la situation belfortaine. Ce qui est certain, c’est que dans les faits, Ma avec Granit, ce n’est pas grand-chose. Une plaquette. Une billetterie. Et puis c’est tout. On parle même de camp pour présenter l’autre. On est plus proche de la scission que de la fusion. « Il y a un blocage », confirme-t-on à l’hôtel de Sponeck, le siège administratif de MA scène nationale. Dans ce projet, l’enjeu devrait être la culture. Malheureusement aujourd’hui, ce n’est pas le sujet.
Quel avenir pour le Granit ?
« Ce que l’on souhaite, c’est au moins qu’il y ait un recrutement d’une direction compétente. » C’est le message adressé par l’équipe du Granit, qui craint pour son avenir. Une direction maîtrisant les questions artistiques, mais disposant surtout de solides compétences en management et en gestion. La rupture est consommée entre le Granit et Yannick Marzin. « Nous proposons de laisser en place la direction par intérim au Granit le temps nécessaire (assurée par Nathalie Cravé, NDLR), afin de permettre aux différents financeurs de se mettre d’accord sur les représentants, la gouvernance et le siège social, précise l’équipe du Granit. Cela se traduirait, d’une part, de pouvoir faire la programmation 2019-2020 dans le cadre du cahier des charges des scènes nationales que nous maitrisons parfaitement, ainsi que dans le cadre budgétaire. Et, d’autre part, de ramener de l’apaisement au sein du Granit. » L’objectif, envisager cette fusion. Mais plus sereinement, sans que le Granit ne devienne une annexe de MA scène nationale comme certains le craignent. « Comment peut-on être plus diversifié avec une seule tête pensante », se demande à ce sujet Boris Husser, régisseur général au Granit et délégué du personnel. Il fait référence à l’article 1 des scènes nationales : « [Les scènes nationales] portent une attention particulière à la diversité, notamment au travers des œuvres présentées, des artistes accompagnés et des publics, au respect des objectifs de parité ainsi qu’à la prise en compte des droits culturels, de l’équité territoriale, pour le développement de l’accès et de la participation du plus grand nombre à la vie culturelle. » C’est ce que l’on nomme une politique culturelle… Est-ce vraiment le cœur du débat aujourd’hui ? Réponse, en partie, le 1er février.