Dans cette grande maison bleue de Valdoie, il règne une ambiance douce, presque ouatée. Les rires d’enfants filtrent depuis la microcrèche. Une jeune mère récupère un “bagage d’amour” — un kit de première nécessité pour la maternité — pendant qu’un papa dépose un sac de vêtements en don. L’endroit est calme, organisé, empreint d’une chaleur discrète. Et pourtant, derrière cette façade paisible, la Maison de Jeanne est en grande difficulté.
« Wonder Céline, ça ne fonctionne plus.» Céline Souakria le dit calmement, presque à voix basse. Celle qui a fondé et ouvert cette structure le 1er février 2022 pour accompagner les jeunes femmes en situation de monoparentalité le reconnaît aujourd’hui : la magie qui faisait tenir la maison à bout de bras ne suffit plus. Elle a toujours trouvé des solutions. Elle fait partie de ces personnalités à qui l’on fait confiance instinctivement, sur qui on se repose. Une grande qualité, mais qui ne suffit plus aujourd’hui. « Certains se disent que je vais trouver une solution, que nous n’avons pas besoin d’aides. Car oui, on a déjà traversé des périodes difficiles, mais cette fois, il n’y a pas de solution. Pas à court terme. » Les larmes lui montent.
Supplément d’âme
Cette maison, pour elle, c’est l’histoire de sa vie. L’idée a germé dès 2017 dans son esprit, alors directrice d’école (lire ici). Elle rêvait d’un lieu pour les mères isolées, souvent déchirées entre l’injonction à travailler et l’absence de solution de garde. En février 2022, la Maison de Jeanne ouvrait ses portes à Valdoie, dans une bâtisse accueillante où six grands appartements ont permis à plus d’une dizaine de jeunes mamans de retrouver un ancrage (découvrir ici).
Rapidement, une microcrèche est venue compléter le dispositif, avec des horaires adaptés aux métiers à horaires atypiques : de 6 h à 22 h en semaine, jusqu’à 20 h le samedi. « L’idée, c’était de ne pas mettre les femmes devant un nouveau non-choix », expliquait Céline. L’accompagnement est total : démarches administratives, ateliers d’insertion, coaching, et surtout une oreille bienveillante. « Il y a un supplément d’âme ici », disait Céline en 2021. « C’est ce qu’on ressent.» Les murs de la Maison de Jeanne portent les histoires de celles qu’ils ont accueillies, comme Héléna.
Elle a poussé la porte en mai 2022, avec sa petite fille d’un an et demi. « Mon père venait de décéder. Mon frère m’a aidée à entrer ici », raconte-t-elle, ce 24 juin. Elle y reste plus de deux ans, passe son permis grâce au soutien indéfectible de la structure — Céline l’emmène même à ses heures de conduite.

Aujourd’hui, elle y travaille. « On m’a aidée, et maintenant j’aide. Je me sens utile. Je crée du lien avec les jeunes mamans.» C’est elle qui a inauguré le « bagage d’amour ». Un colis rempli de produits de première nécessité, remis aux futures mères. « C’est un projet que j’adore. Ici, on change quelque chose pour les autres. »
Même engagement chez Éloïse, assistante d’accueil petite enfance, arrivée il y a deux ans : « Je suis heureuse de travailler ici. On est dans une ambiance familiale. Et je vois qu’on aide beaucoup de personnes. À la crèche, avec nos horaires atypiques, on arrange beaucoup de parents. »
Le modèle à bout de souffle
Mais cette solidarité vacille aujourd’hui, sous le poids de plusieurs fragilités. « Le bilan financier 2024 est mauvais, on le savait », souffle Céline Souakria. La Maison de Jeanne repose sur un équilibre précaire : 65 % d’autofinancement — issus de la crèche, des loyers et des dons — et 35 % de subventions publiques. Or, ces dernières s’amenuisent. Les collectivités, elles aussi en difficulté, réduisent leur soutien. Pour tenter de diversifier ses ressources, la structure avait imaginé une recyclerie de jouets pour la petite enfance. Mais le projet reste bloqué, faute de local.
À cela s’ajoutent des retards dans les notifications et les versements de subventions de l’État, une situation partagée par de nombreuses structures œuvrant pour les droits des femmes, comme le CIDFF. Jusqu’ici, la banque avançait les sommes dans l’attente des paiements. Mais cette année, dans un climat économique tendu, elle menace de reprendre ses fonds dès le 5 juillet. Et les caisses sont vides.
La vocation sociale, elle, n’a cessé de grandir. La crèche a changé de statut pour épargner aux familles l’avance de la part versée par la CAF. Un soulagement pour les bénéficiaires, mais un casse-tête pour la trésorerie : « On est remboursés deux à trois fois par an seulement », précise Céline. « Et clairement, nous n’avions pas le fonds de roulement. »
Dans le même temps, la précarité a explosé. La Maison de Jeanne accompagne désormais 160 familles en leur distribuant des kits d’hygiène, contre quelques dizaines à ses débuts. Et la demande ne cesse d’augmenter. La structure ne suit plus.
“Il faudra arrêter la pensée magique”
Depuis des semaines, Céline remue ciel et terre. Elle a rencontré le maire de Belfort, la maire de Valdoie, la Région. Elle a eu le soutien du député Ian Boucard, du conseiller départemental Léo Prassel — qui a versé son indemnité d’élu pour aider la maison, informe-t-il dans un communiqué de presse le 23 juin. Des bouts de subventions ont été débloqués. Mais le compte n’y est pas. Alors, une cagnotte a été lancée (voir ici). L’ultime espoir de rassurer la banque et de maintenir la structure.
« Si on passe la crise, il y aura un après », explique Céline, la gorge serrée. « Il faudra qu’on arrête la pensée magique. Qu’on construise un vrai nouveau modèle.» Depuis le début, la Maison de Jeanne a tenu sur des bouts de ficelle, beaucoup d’amour et une foi inébranlable. “Mais aujourd’hui, nous n’avons plus la capacité de rebondir.”
28 enfants se trouvent à la microcrèche. Huit équivalents temps plein y sont employés. Des dizaines d’enfants y trouvent une stabilité. Des mères, une seconde chance. « C’est une maison qui fonctionnait avec la débrouillardise et des petits miracles. Mais les miracles, ça ne suffit plus.»