Le procès qui s’est tenu le 21 janvier à Belfort a plongé le tribunal dans onze heures d’audience intense. À la barre, cinq témoins, trois experts, cinq avocats et plusieurs représentants légaux se sont succédé pour tenter de comprendre et d’expliquer les circonstances d’un accident de travail survenu le 18 novembre 2017, qui a grièvement blessé un ouvrier. Ce dernier, discret tout au long de l’audience, a néanmoins partagé brièvement une histoire marquée par des séquelles physiques et morales.
Ce jour-là, l’ouvrier travaillait sur un chantier d’envergure pour le compte de General Electric, supervisé par la société Belfort Tous Travaux (BTT). Accompagné d’un collègue, il découpait des éléments en tôle, tandis que son binôme récupérait les éléments depuis une nacelle. Alors qu’il travaillait en bordure du toit, il a chuté de 13,70 mètres en traversant un skydome en Plexiglas situé au centre de la toiture. Sa chute s’est arrêtée sur le béton en contrebas.
Transporté en urgence par hélicoptère à Besançon, il a été hospitalisé dans un état critique : polytraumatisé, avec des fractures multiples – mâchoire, nez, fémur – et un traumatisme crânien. Aujourd’hui, il se considère comme un miraculé, mais garde des séquelles physiques lourdes. « Ça tire beaucoup », confie-t-il en montrant sa jambe durant une pause du procès. Épileptique et souffrant de pertes de mémoire sévères, il vit avec des douleurs persistantes. « Là, je vous parle, mais je ne suis pas sûr de m’en rappeler demain », explique-il avec émotion.
Sa chute ? Il ne s’en rappelle pas. « Désolée, ça me ronge, cela fait sept ans que ça me ronge… Mais je ne me rappelle pas », déclare-t-il devant le tribunal. Incapable de comprendre pourquoi il était détaché lors de sa chute, ou pourquoi il se trouvait à proximité du skydome, il ajoute : « Je ne pense pas être assez bête pour y être allé sans raison », s’excusant presque de ne pouvoir fournir plus de détails.
Le papa de deux jeunes enfants a tout oublié de l’accident, et de beaucoup de détails de sa vie d’avant. « Ma femme et ma famille doivent régulièrement me montrer des photos pour m’aider à travailler ma mémoire », détaille-t-il. Au-delà des douleurs physiques, l’ancien employé de Belfort Tous Travaux porte aussi le poids du rejet. Après son accident, il avait été reclassé au poste de conducteur de travaux, mais ses difficultés à suivre le rythme l’ont plongé dans une spirale négative. « J’avais le moral dans les baskets », témoigne-t-il lors de l’audience. Il subit une nouvelle opération, puis n’a plus de nouvelles de son employeur. Il finira par être licencié pour inaptitude. Lors du procès, il a cherché en vain un regard ou une reconnaissance de la part de son employeur. « Je voulais qu’il reconnaisse ce qu’il a fait, c’est important », a-t-il déclaré, les yeux humides à la sortie.
« Tristement banal »
Le chantier en question, supervisé par Tandem comme maître d’ouvrage, assisté par la Sodeb et piloté par la société Aube, un contractant général, a révélé de graves lacunes en matière de sécurité. Tandem, Sodeb et l’entreprise Aube étaient poursuivis pour élaboration d’un projet de bâtiment sans plan global de sécurité et entrave à la mission du coordinateur en sécurité. La société BTT était accusée de blessures involontaires, réalisation de travaux de bâtiment sans remise de plan de sécurité et pour mise à disposition d’équipement ne permettant pas de préserver la sécurité du travailleur.
Selon les témoignages, les travaux avaient tout juste été autorisés le jour de l’accident, mais un intérimaire avait déjà travaillé sur le toit bien avant cette date, sans aucun équipement de sécurité. Une photo montrant l’intérimaire a été présentée à la barre, confirmant ces affirmations. Le patron de BTT a reconnu qu’un membre de son équipe avait probablement donné l’autorisation, mais il a nié avoir été informé.
Le coordinateur de sécurité, chargé de valider les phases de travaux, a admis avoir validé tacitement l’intervention par un « ok, bien reçu », sans consulter les documents relatifs à la sécurité. « Les conditions sur place n’étaient pas du tout sécuritaires », a-t-il concédé.
Les trois experts judiciaires ont aussi unanimement souligné l’absence de dispositifs de sécurité collectifs et individuels : pas de filet de protection, des sangles jugées non conformes et des ancrages insuffisants. Une analyse rejointe par l’Inspection du travail. « La sécurité collective n’a pas été réfléchie et ce qui existait sur place n’étaient que des mesures de sécurité individuelle. Et les règles individuelles n’étaient pas non plus respectées. Rien n’allait ; ligne de vie, sangle, ancrage », a résumé l’un des inspecteurs. L’inspection du travail a souligné l’échec collectif dans la prévention des risques, qualifiant l’accident de « tristement banal ». Selon eux, toutes les conditions étaient réunies pour éviter ce drame si une réflexion approfondie avait été menée en amont.
« Tous responsables »
Tandem, la Sodeb et la société Aube ont plaidé leur non-responsabilité, arguant ne pas avoir été informés de certains travaux non prévus. Quant à la société BTT, elle a rappelé à plusieurs reprises, calmement, que l’employé n’était pas dans sa zone de travail et était détaché. Son avocat, Me Bauer, a défendu qu’il y avait « zéro lien de causalité entre le matériel et la chute car [la victime] s’est détachée » mais a affirmé « être pragmatique et modeste, on sait qu’on a là un problème, mais il doit être examiné avec la plus grande circonspection de façon équitable. »
Pour le procureur, Xavier Allam, ils sont « tous responsables » du drame. Même si la responsabilité est « diluée ». Alors, il a demandé la relaxe pour l’ensemble des maitres d’ouvrage. « Le doute étant permis sur l’intégralité du dossier », détaille le procureur. Le tribunal a finalement relaxé Tandem, la Sodeb et la société Aube, faute de preuves suffisantes. En revanche, BTT a été reconnue coupable de mise en danger et de blessures involontaires. La société devra payer une amende de 150 000 euros, dont 50 000 avec sursis, et verser 1 500 euros à la victime pour préjudice moral. Le tribunal a toutefois renvoyé certaines demandes civiles vers le pôle social. L’amende est bien au delà de ce qu’avait requis le ministère public (22 000 euros).
« Aujourd’hui, j’ai porté la parole d’un miraculé », a déclaré son avocat, Me Robin, qui a défendu l’idée, tout du long du procès, que peu importe si le salarié s’était détaché et avait marché sur le skydome, le postulat ne changeait rien « aux règles de sécurité qui auraient dû être en place ». Désormais chef de chantier, la victime avait le sourire en fin d’audience, sortant entouré de ses proches qui ont patienté toute la journée à ses côtés, notamment sa soeur qui l’a énormément aidé dans ses démarches, allant jusqu’à arrêter de travailler pour l’épauler. La victime doit encore passer devant le pôle social du tribunal pour une indemnisation de son préjudice. Quant à la société BTT, elle ne savait pas, mardi 21 janvier, si elle souhaitait ou non faire appel. Elle a dix jours pour se signaler.