Penseurs d’un effondrement possible de nos sociétés menacées notamment par le changement climatique, souvent rangés sous l’appellation de “collapsologues”, ils scrutent la profonde crise dans laquelle le coronavirus plonge nos sociétés.
Stéphane Orjollet – AFP
Penseurs d’un effondrement possible de nos sociétés menacées notamment par le changement climatique, souvent rangés sous l’appellation de “collapsologues”, ils scrutent la profonde crise dans laquelle le coronavirus plonge nos sociétés.
Constat de départ : la non-soutenabilité du modèle socio-économique basé sur les énergies fossiles, qui a assuré en deux siècles un développement spectaculaire, tout en causant des modifications fondamentales de
l’environnement humain, le réchauffement climatique, la perte de biodiversité…
Certains l’appellent “anthropocène”, certains “Gaïa”, d’autres refusent les chapelles, mais tous s’accordent sur les fragilités auxquelles a conduit ce modèle. À 74 ans, Yves Cochet vit retiré dans la campagne rennaise, choisie pour favoriser un mode de vie résilient face à la catastrophe. Mathématicien, fondateur des Verts, député européen, ministre de l’Environnement, il a publié Avant l’effondrement (Les Liens qui Libèrent). Scénario principal : un effondrement de notre civilisation d’ici 2030. Avec le coronavirus, “on a vu que l’on n’était pas du tout préparés, et donc ça arrive beaucoup plus vite qu’on ne le croyait”, analyse-t-il. Pour autant il “hésite encore” à parier qu’il s’agit là du premier domino qui va précipiter la chute. Par contre, “une crise économique mondiale, encore plus sévère que ce que l’on pense, ça oui”. Avec à la clé, “la probabilité que l’avenir tourne au désastre mondial, avec beaucoup de victimes, économiquement ou physiquement”.
Fragilisation généralisée
“Ce qui se passe est le symptôme de toute une série d’affaiblissements”, estime de son côté Yves Citton, co-auteur du livre Générations collapsonautes (Seuil), professeur à Paris VIII et directeur de la revue Multitudes. “Ce n’est pas la fin du monde mais un avertissement sur quelque chose qui est déjà en train de se faire”, poursuit celui pour qui nous devons aujourd’hui “naviguer sur toute une série d’effondrements en cours”.
“L’effondrement a commencé à petit feu”, abondait en mars dans une vidéo postée sur son site Jean-Marc Jancovici, directeur du Shift Project, think tank “qui oeuvre en faveur d’une économie libérée de la contrainte carbone”. “C’est un processus par marche d’escalier, et là on vient de se prendre une petite marche derrière laquelle on ne reviendra pas au niveau précédent”.
Car la crise démontre comment “notre société est vraiment devenue hyper-vulnérable”, avec des sources d’approvisionnement souvent éloignées, constate aussi Pablo Servigne, co-auteur en 2015 de Comment tout peut s’effondrer, ouvrage qui a popularisé la collapsologie, mais aussi de Une autre fin du monde est possible en 2018. Et d’avertir sur les conséquences. “La grande leçon de l’Histoire c’est que les trois manières de mourir en masse, que les anciens appelaient les cavaliers de l’apocalypse, sont les guerres, les maladies et les famines. Les trois s’entretiennent l’une l’autre. Là, on a une pandémie qui peut amener d’autres chocs. Et si on a une famine, on a d’autant plus de vulnérabilité de voir survenir d’autres pandémies, le corps n’étant plus prêt à résister aux maladies.”
Tous se félicitent néanmoins que la crise laisse voir une alternative au système néo-libéral mondialisé. Le sociologue et philosophe Bruno Latour pointe dans un texte pour le média en ligne AOC une leçon “stupéfiante” de l’épidémie : “Il est possible, en quelques semaines, de suspendre partout dans le monde et au même moment, un système économique dont on nous disait jusqu’ici qu’il était impossible à ralentir ou à rediriger.”
Dans le désert
“On prêchait dans le désert et ces revendications qui semblaient irréalistes se mettent en place en quelques jours”, renchérit Yves Citton, qui compare le chèque de 1 200 dollars que l’État fédéral américain prévoit de verser à de nombreux citoyens victimes de la crise à “un début de revenu universel”.
Pablo Servigne se réjouit de ce “grand coup d’arrêt, comme un signal d’alarme dans le train”. Et voit une “source d’inspiration et de joie dans l’incroyable réactivité du vivant à l’arrêt de nos bêtises”, avec les animaux ou les plantes qui regagnent déjà des espaces libérés par le confinement des humains.
Il se félicite également du “grand retour des États souverains” dans la sphère socio-économique. “L’argent n’est plus un problème: On a besoin de 300 milliards ? On les trouve. On aura besoin de 500 milliards ? On les trouvera”, constate aussi Jean-Marc Jancovici.
La question qui se pose alors, c’est évidemment pour quoi ? Pour quel “après” ? “Il faut que le plan de relance soit le plus décarbonant possible, ou que le plus vite possible on passe à quelque chose qui le soit”, insiste Jean-Marc Jancovici, qui redoute que “le seul plan qui vienne à l’esprit de tout le monde quand il s’agit de sauver de l’emploi (soit) de faire repartir la situation comme avant”.
Week-end pour tout oublier
“À la sortie de crise, qu’est-ce qu’on va faire ? Soutenir Renault et Peugeot pour qu’ils fabriquent des voitures électriques, alors qu’il faudrait repenser les modes de mobilités ?” craint aussi Yves Cochet, qui doute que la crise actuelle suffise à “faire virer leur cuti productiviste” aux dirigeants mondiaux, qui “n’ont pas changé de paradigme : plus de croissance, plus de technologie, plus de marché”.
“Il faudrait au contraire relocaliser dans les domaines démocratique, alimentaire et énergétique”, souligne-t-il, estimant qu’un vrai changement dépendra aussi de “seuils psychologiques”, notamment le “nombre de morts”. Un changement qui devra venir de la base, estime Yves Citton. “Va-t-on réussir à faire pression sur nous-mêmes? Ne pas nous précipiter pour prendre un EasyJet et partir en week-end pour tout oublier dès que le confinement sera levé ? Sera-t-il possible de sortir différents du confinement ? “
“La dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous faisions avant”, renchérit Bruno Latour, appelant à “imaginer des gestes-barrières contre le retour à la production d’avant crise”.