« On n’a plus le temps de réfléchir. » Jean-Yves Jaskulski est membre des Shifters du nord Franche-Comté, déclinaison locale du Shift project, un think tank basé sur la transition carbone. Il est aussi à la tête d’un cabinet de conseils sur les stratégies bas-carbone. « La croissance des émissions de CO2 est totalement corrélée à notre mode de vie et à notre mode de consommation », replace-t-il, à l’occasion d’une table ronde organisée au Crunch lab de l’université de technologie de Belfort-Montbéliard (UTBM), le 29 novembre, dans le cadre du festival de la transition écologique et numérique, qui a touché plus de 4 000 personnes en Bourgogne-Franche-Comté, particulièrement des scolaires, du 7 novembre au 8 décembre.
Depuis 1950, les émissions annuelles de CO2 ont été multipliées par quatre. Et depuis 1850, on estime que près de 2 500 gigatonnes de CO2 ont été relâchées dans l’atmosphère, entraînant une augmentation de la température moyenne de 1,1 °C. En replaçant cet ultimatum, il indique surtout que le temps presse pour rester en-deçà de l’augmentation de 2 °C. « C’est la limite posée par les scientifiques face à l’emballement climatique », indique-t-il. Pour tenir les engagements, il faudrait diminuer de 5 %, annuellement, les émissions de gaz à effet de serre, soit retrouvez les émissions de 2020, celle du covid-19, où l’économie mondiale a été mise à l’arrêt, puis a tourné au ralenti.
« La technologie seule ne va pas nous sauver »
Aujourd’hui, l’industrie pèse en France 13,5 % de son PIB. Le covid-19 a aussi montré son importance et le rôle qu’elle doit jouer dans la transformation de l’économie. Mais pour se faire, elle doit se décarboner, « pour assurer sa propre résilience », comme l’indique Le Shift Project, dans sa synthèse Décarbonner l’industrie sans la saborder, mais aussi pour rendre possible cette transformation.
Aujourd’hui, l’industrie représente 20 % des émissions de gaz à effet de serre du territoire français (46 % sur les procédés industriels et 54 % sur l’énergie de l’industrie). La chimie, la métallurgie (surtout la sidérurgie, qui produit l’acier) et l’industrie des matériaux de construction (ciment) pèsent les trois quarts de ces émissions. « L’industrie se lance dans le problème et commence à faire sa part », convient toutefois Jean-Yves Jaskulski.
« L’électrification va énormément décarboner », note alors Maxime Buquet, ingénieur à General Electric, à l’entité turbines à gaz, investi dans le programme de décarbonation de l’entreprise américaine. Automatiquement, l’autre enjeu, c’est la décarbonation de la production électrique. Certes, les énergies fossiles (pétrole, gaz) ne représentent que 1 % de la production d’énergie primaire en France. Par contre, leur poids est plus important dans la consommation d’énergie. Le pétrole pèse 28,1 %, le gaz naturel 15,8 %, le charbon 2,5 %.
Dans ce défi à relever, « la sobriété est peut être le premier des leviers », estime Jean-Yves Jaskulski. « Qu’est-ce qui est de l’ordre du superflu et qui peut être réduit ? » questionne-t-il. Aux chantres de la réponse technologique, il rappelle que « nous avons [déjà] fait des progrès technologiques et [que] la courbe n’a jamais flanché ». Tout simplement parce que si on a amélioré les performances, on a aussi accru les usages. « Il faut arrêter d’utiliser l’amélioration technologique pour s’engouffrer dans de la consommation supplémentaire », intime le Shifter. « À chaque fois que nous achetons quelque chose, il faut faire attention et comprendre ce qui se joue », invite Julie Mantion, responsable développement hydrogène au bureau d’ingénierie REI groupe. Puis d’évoquer « la catastrophe du Black Friday, qui pousse à consommer des choses dont nous n’avons pas besoin ». « Nous avons besoin de passer sur un autre schéma de société et de consommation », insiste Jean-Yves Jaskulski. « La technologie seule ne va pas nous sauver », prévient-il.
L’hydrogène
Selon le Shift project, l’amélioration de l’efficacité énergétique, le changement des combustibles des fours ou encore le recyclage mécanique, c’est-à-dire les leviers de progrès continu sont l’autre pan de la décarbonation. Auxquels s’ajoutent les leviers de ruptures technologiques, comme le recours à l’hydrogène ou la captation du CO2.
Selon France hydrogène, l’industrie devrait consommer 815 000 tonnes d’hydrogène en 2030, contre 230 000 tonnes pour les transports, dans cette démarche de décarbonation. Un hydrogène obtenu par électrolyse. Et 24 des 225 sites de production d’hydrogène envisagés en 2030 concentreront 80 % des volumes (lire notre article). Julie Mantion ne dit pas autre chose, soulignant la capacité de stockage qu’offre ce vecteur d’énergie, la capacité à en produire partout mais surtout le fait de pouvoir disposer d’un produit vertueux, si l’électricité consommée pour le fabriquer est verte.
Et avec l’hydrogène, « les collectivités territoriales vont retrouver une forme de souveraineté énergétique », ajoute-t-elle. « L’aspect collaboratif est nécessaire », soutient la jeune femme, évoquant les sociétés de projet, associant notamment les collectivités locales. La transposition juridique du dispositif de communauté d’énergie, rassemblant collectivités, entreprises et citoyens, pour faciliter la mise en place de circuits courts de l’énergie, pourra aussi accélérer ce type d’initiatives. Car la communauté ouvre la possibilité de consommer, produire, stocker et vendre de l’énergie. Avec cette logique partenariale, on « mutualise les investissements et on réfléchit à un maillage cohérent », insiste-t-elle également. Et le risque technologique est partagé. Même si l’hydrogène doit encore travailler sur ses rendements, elle permet d’être moins dépendant d’approvisionnements étrangers et d’un schéma externe. Elle est confrontée, par contre, au défi de la ressource en eau. Pour un kilo d’hydrogène, il faut 10 litres d’eau déminéralisée. Une eau qui est ensuite restituée.
Si la technologie offre des perspectives à la décarbonation, elle est parfois bloquée au stade du déploiement industriel, confrontée à des problématiques de coûts, comme on le rencontre avec les dispositifs de séquestration du carbone convient Maxime Buquet. Le signal du marché, sur le coût de la tonne de carbone, n’est pas encore assez élevé pour justifier l’investissement.
« On n’a rien inventé de mieux que l’arbre pour capter le carbone, conclut Julie Mantion. Un geste, c’est déjà de planter un arbre. » Elle conseille aussi de participer à une fresque du climat pour se sensibiliser aux enjeux du dérèglement climatique et de faire son bilan carbone individuel. Une première étape pour modifier son comportement. « Le premier vecteur, c’est nos comportements », résume Casimir Pellissier, de La Décarbonerie, à Darois (Côte-d’Or).