« Bismarck qui n’est pas en peine
D’affamer les Parisiens
Nous demande la Lorraine,
L’Alsace et les Alsaciens,
La honte pour nos soldats
Des milliards à son service »
C’est ainsi que commence la chanson « l’Armistice » d’Alphonse Leclerc. Résumant assez bien la situation inextricable de la France suite à ses défaites militaires. Le Nord Franche-Comté est dans un contexte différent. Le conflit continue à Belfort, malgré la signature de l’armistice du 28 janvier 1871 qui n’est pas appliqué à la Franche-Comté. L’armée de secours de Bourbaki a été vaincue et s’est réfugiée en Suisse. L’arrivée des soldats français en Suisse est d’ailleurs illustrée par le Panorama Bourbaki situé à Lucerne.
La Suisse apparaît pendant ce conflit comme soucieuse de préserver sa neutralité. Elle propose ses bons offices pour faciliter les négociations et les tentatives de paix. Derrière cette image de façade, des archives diplomatiques nous montrent une vision plus nuancée. Quelques jours après la conclusion de l’armistice de janvier, le 7 février, Karl Schenk, fait parvenir une note au gouvernement suisse qu’il dirige. Dans ce document, Schenk évoque la conclusion prochaine d’un traité de paix entre la France et l’Allemagne. Puis il développe :
« Le moment est donc venu pour nous de prendre une décision définitive sur la question de savoir s’il faut faire une tentative sérieuse d’influencer en faveur de la Suisse le traité de paix en cours d’élaboration, ou s’il faut renoncer à toute démarche de ce genre.
En ce qui concerne notre frontière septentrionale : cession à la Suisse d’une partie déterminée du territoire de la Haute-Alsace en vue d’une plus grande sécurité de notre frontière septentrionale, notamment de la ville de Bâle. »
Une Suisse opportuniste
Le chef de l’exécutif suisse est décidé à recevoir une partie de l’Alsace. Le principal argument avancé est là: il s’agit de sécuriser Bâle. La position suisse est en lien avec des événements antérieurs au conflit. En 1860, la Savoie est rattachée à la France. Dans cette région, la Suisse possède des intérêts économiques importants. Ces intérêts sont concentrés essentiellement dans le nord de la Savoie . Toujours selon des notes diplomatiques, l’empereur Napoléon III consent à l’annexion de ces territoires par la Suisse. D’autant que dans le nord de la Savoie un courant rattachiste suisse se développe au sein des élites locales.
Cependant, la France et l’Italie s’entendent pour un tout autre marché. En échange de franchise commerciale pour les produits suisses, la région savoyarde sera intégralement cédée à la France par l’Italie. D’un point de vue militaire, cette situation est catastrophique pour la Suisse. Genève, place importante, devient en effet vulnérable en cas d’attaques françaises par l’est. Aussi dix ans plus tard, Berne craint que Bâle, ne soit dans une situation analogue avec l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne.
Il ne s’agit pas seulement de sécuriser Bâle. Une partie de la classe dirigeante suisse garde le souvenir que, cent ans plus tôt, Mulhouse était indépendante et sous influence de la Suisse. Certains diplomates et politiques sont alors tentés de considérer une partie du Haut-Rhin et des alentours comme pouvant être rattachés à la Suisse.
Le gouvernement suisse, appelé le Conseil fédéral, répond au président Schenk que la Suisse devrait appuyer le maintien de territoires frontaliers comme Delle sous giron français. Cette réponse semble ne pas être entendue. L’ambassadeur suisse à Paris, Jean Conrad Kern, rencontre les Français et les Allemands. Officiellement, la Suisse apporte sa médiation à la résolution du conflit. Kern rencontre Thiers, chef du gouvernement provisoire français et Bismarck, le dirigeant prussien. Durant ces échanges, Kern pousse en parallèle les pions de la Suisse pour une annexion d’une partie de la Haute-Alsace.
La note qu’il envoie le 24 février au président du Conseil fédéral le confirme :
« Le but de la Suisse ne peut pas être de chercher à étendre son territoire. Elle demande une rectification de frontière, destinée à faciliter la défense de sa neutralité; elle tient aussi à sauvegarder ses intérêts commerciaux, qui pourraient éventuellement se trouver compromis par l’interposition d’un troisième territoire entre la Suisse et la France. [….]
- de Bismark m’a répondu qu’il serait assez difficile, au point de vue militaire, de considérer comme une simple rectification de frontière, et non comme une cession de territoires, la partie indiquée sur votre carte par une ligne bleue, partant du Rhin à Kembs et suivant le canal du Rhône au Rhin jusque près de Montbéliard, puis suivant le cours du Doubs jusqu’à Brémoncourt »
Cette carte ne peut être retrouvée, cependant voici la reproduction selon la rencontre entre Bismarck et Kern.
Cette carte est très intéressante pour percevoir la position suisse. Ce pays tente de faire coïncider sa frontière avec un cour d’eau pour mieux protéger son territoire. Cependant, il est difficile de penser à une simple défense des frontières helvètes. Le territoire annexé juxtapose Mulhouse et ses puissantes industries textiles. D’autres entreprises importantes passeraient alors sous pavillon suisse : Japy à Beaucourt, Vieillard-Migeon à Morvillars ou encore les forges des Peugeot dans le pays de Montbéliard. Autant de lieux de production qui permettront de renforcer le plus important canton suisse, le canton de Berne. A l’époque le canton du Jura n’existe pas.
Les Suisses cherchent à ce que ces concessions territoriales soient faites par la France directement, sans que Berne n’influence les autorités françaises. Mais les échanges avec Thiers et Bismarck, qui interviennent à quelques jours de la signature de la paix, n’aboutissent pas.
Un projet écourté par la résistance de Belfort
Devant les refus allemands et français, la Suisse tergiverse. D’autant qu’un nouvel élément consolide la position des Suisses refusant une annexion de l’Alsace. Au cours des négociations, le gouvernement français commence à vouloir garder Belfort et sa région. Il n’était pas acquis que Belfort reste française. Cependant la résistance de la place et sa position stratégique obligent les Français à se battre pour conserver la ville. Les Allemands concèdent sur ce point, en échange de compensations territoriales dans le nord de la Lorraine.
Le maintien de Belfort et de Delle dans le giron français rassure les Suisses et en particulier les Bernois. Ces derniers peuvent continuer à faire déboucher leurs produits directement en France par la gare de Delle. La ligne entre Delle et Delémont est alors en construction. Les Suisses revoient alors leurs exigences à la baisse. Le 26 février, les préliminaires de paix sont signés entre la France et l’Allemagne. Le Conseil fédéral délivre le 7 mars un procès-verbal. Dans ce dernier, le gouvernement suisse rappelle sa volonté de négociations. Puis il soulève d’éventuelles revendications sur quelques communes alsaciennes frontalières en s’appuyant sur des arguments économiques et militaires. Peu à peu, les projets suisses s’évaporent. Les partisans de ne pas annexer de territoires français prennent l’ascendant.
Les partisans d’une plus grande Suisse doivent alors afficher la position officielle. En avril, l’ambassadeur Kern rencontre l’ancien consul suisse à Mulhouse, Heinrich Sporri. Ce dernier poursuit l’idée de faire rattacher le Haut-Rhin à la Suisse. Kern lui aurait alors rappelé que la Suisse ne souhaite pas réaliser d’annexion au détriment de la France vaincue.
Le projet suisse est longtemps resté en partie resté secret. Peu de sources en parlent. Une dépêche de presse en 1893 permet de montrer ce qui va devenir l’historiographie de ce projet. Bismarck aurait rappelé l’existence du projet d’annexion de la Haute-Alsace à la Suisse au cours d’un entretien avec un journaliste français. Les médias suisses rappellent alors que la Confédération n’a jamais voulu annexer de territoires français. Le projet de rattachement serait le fait de personnes étrangères à la Suisse. La dépêche met en avant notamment le rôle joué par la famille Koechlin.
Cette famille très connue d’industriels alsaciens aurait vue ses membres les plus actifs chercher à rattacher le Haut-Rhin (dont Belfort) à la Suisse. L’article nous apprend que le projet aurait cependant échoué devant « le Conseil fédéral [qui] répondit avec une inébranlable fermeté qu’il n’accepterait aucune extension territoriale au détriment de la France vaincue et que fidèle au principe démocratique en vertu duquel les hommes ont la libre disposition d’eux-mêmes , il ne se reconnaissait pas le droit de céder à l’Allemagne ne fût-ce qu’un seul citoyen suisse ». Car les marchandages entre toutes les parties auraient obligé la Suisse à céder ses territoires sur la rive droite du Rhin.
Cette construction politique interroge sur les motivations de tous les individus engagés dans les diverses négociations. Certains semblent avoir des intérêts personnels très forts les engageant à aller dans des directions opposées à l’intérêt de leurs fonctions. Plus généralement, le siège de Belfort a visiblement pesé dans l’échec de ce projet suisse. Si Denfert-Rochereau et ses hommes s’étaient rendus plus tôt; si Belfort était restée allemande et que des villes comme Delle, Audincourt ou Beaucourt avaient été rattachés à la Suisse, alors, quelles auraient été les conséquences pour les conflits suivants ? Pour le monde actuel ? La question est ouverte.
Sources :
> Archives diplomatiques suisses :
Roland Ruffieux (ed.), Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 2, doc. 292, 41366 , 41825,41856, 41859, 41869, 41870, 41874, 41884, 41892, Bern 1985. Disponible sur Dodis.ch
> Carte IGN à retrouver ici.
> La Liberté, 4 janvier 1893
> Carte issue de Allgemeiner Historischer Handatlas (Johann Gustav Droysen ,1886)