Éva Chibane – cosigné par Pierre-Yves Ratti et Thibault Quartier
On en entend fréquemment, des petites phrases, dans une journée de journaliste ! On se dit qu’elles sont déplacées, qu’elles n’ont pas leur place dans une conférence de presse. On y pense, souvent, en se disant qu’on pourrait les compiler pour en faire un article de fin d’année, façon sottisier. Et puis, on passe à autre chose, avec toutefois un goût amer qui subsiste. On continue d’exercer notre métier de journaliste, emportés par le rythme d’une actu qui en remplace une autre. Mais en se questionnant tout de même sur notre rôle auprès des lecteurs : faut-il les informer de ces phrases prononcées en aparté par des personnalités publiques ?
Ce mardi 26 novembre, à 14 h, rendez-vous est donné dans le bureau du président du conseil départemental du Territoire de Belfort, à l’hôtel du Département, pour recueillir son point de vue dans un dossier complexe qui oppose la collectivité à une structure qui dépendait d’elle. Dans cet immense bureau, il n’y a que des hommes. Quatre journalistes masculins d’autres médias sont là. Il y a aussi un chargé de communication de la collectivité. Et lui.
Habituée à ce style de configuration, je ne suis pas gênée. Dans le nord Franche-Comté, il est habituel d’être la seule femme dans une pièce pour une conférence de presse. Que ce soit pour des rendez-vous avec le milieu politique ou avec le milieu industriel. Cela fait trois ans et demi que je me prête à l’exercice. Parfois, en me sentant un peu mise à l’écart dans des assemblées très masculines, mais j’attribue aussi cela à mon jeune âge – je n’ai pas encore 25 ans. Le temps passe. Les articles et les rencontres défilent. Parfois, cela questionne.
Il est 14 h 40, dans ce grand bureau ensoleillé. Nous questionnons le président du conseil départemental sur des chiffres-clés liés à cet épineux dossier. Et là, il m’interpelle. Moi, seule parmi cette assemblée d’hommes, alors que je suis en train de prendre des notes.
Une limite atteinte
« Je suis sûr que, toi – t’es la seule dame autour de la table – et je suis sûr que tu as retenu le chiffre de 900 000 euros par an pour cinq enfants ! » Rire nerveux de ma part : « Pourquoi ? » « Parce que les femmes, elles aiment l’argent. » Je ris encore, nerveusement. Le seul mot qui me vient : « Wow ! » Quel dérapage ! Il poursuit : « Et t’es en train de te dire qu’avec 900 000 euros, tu ferais plein de choses. » Je réponds : « Peut-être que ces messieurs aussi. » Mon collègue de France Bleu Belfort-Montbéliard lui dit qu’il n’a pas encore coupé son enregistrement. Le président ponctue : « Je plaisante. »
En sortant, je tente de réaliser. Je réécoute l’interpellation dont j’ai fait l’objet, puisque j’ai enregistré la conférence de presse, comme à l’accoutumée. Le tutoiement, d’abord. En trois ans et demi, il n’a jamais été permis, ni utilisé de sa part. Je me reproche, d’abord, de ne pas avoir rétorqué quelque chose d’intelligent, de tranchant. On me dira, pour me rassurer, que cela arrive fréquemment face à ce genre d’invectives, par une personne plus âgée, qui plus est représentant une autorité. Cela relève de la sidération. Tout d’un coup, dans ce bureau, je ne suis plus une journaliste. Je suis une femme, vénale, parce que j’ai osé noter un chiffre qui m’intéressait pour un article.
Je me demande à plusieurs reprises si ma colère est justifiée. Les collègues d’autres médias m’écrivent, s’excusent de ne pas avoir réagi eux aussi, trouvent cela révoltant. Que dire, maintenant ? « Une plaisanterie » ? A minima de mauvais goût et, sans doute, celle de trop. Celle qui a questionné plus que les autres, après en avoir entendu de ces plaisanteries au goût amer, au relent sexiste. Faut-il en informer les lecteurs ? À vous d’en juger. Après en avoir beaucoup discuté au sein de notre rédaction, une limite est atteinte pour nous et ça, nous vous le faisons savoir.
NOTA.- Florian Bouquet, président du conseil départemental du Territoire de Belfort, a adressé un message d’excuses vendredi soir, quelques heures après la parution du texte ci-dessus: “Bonsoir Madame Chibane j’ai pris connaissance de votre message. Si je vous ai blessée je vous prie d’accepter mes excuses les plus plates. Bien cordialement.”