Au mois de juillet, la filière hydrogène a publié une tribune qui mettait en garde l’État contre une forme de renoncement. Le craignez-vous aussi ?
La question n’est pas de le craindre ou non, mais de prendre en compte le fait qu’il puisse y avoir une désynchronisation entre le calendrier des investissements nécessaires pour créer le marché de l’hydrogène et la capacité d’un État, d’une Région ou d’une autre entité à pouvoir le financer. Nous encourageons nos adhérents (le Pôle Véhicule du Futur anime le club hydrogène Bourgogne-Franche- Comté, qui regroupe 77 membres, NDLR) à travailler les projets et à mettre de côté, pour l’instant, la notion de quel sera le meilleur guichet de financement pour obtenir la meilleure aide publique. S’il n’y a rien de disponible, nous nous tournerons vers l’État pour lui expliquer que nous avons constitué une masse de projets ou bien que nous avons un méta-projet, comme le corridor Rhin-Rhône (lire par la suite). C’est le projet qui peut créer le financement. Nous essayons d’être détachés du calendrier politique, parce que nous sommes sur un temps long : celui de la recherche, celui des projets, celui de l’industrie. Nous ne pouvons pas nous offrir le luxe de nous arrêter à chaque fois que l’on s’interroge, au niveau de l’État, sur le bienfondé de telle ou telle solution.
On pointe souvent du doigt qu’il n’y a pas encore le marché pour porter cette industrie naissante. Êtes-vous confiant dans son décollage ?
Nous faisons face au rouleau compresseur du climat. Stratégie hydrogène de l’État ou non, il faudra trouver des solutions de décarbonation. Certains flux de la mobilité lourde, par exemple, ne sont pas compatibles avec la batterie, notamment ceux avec des rythmes de camions en 2×8 ou 3×8, qui ne permettent pas de recharger. Et on n’aura jamais un réseau d’électrification qui permettra de recharger toutes ces batteries dans tous les dépôts. Nous sommes donc convaincus que la technologie [hydrogène] fait sens. Mais entre la pile à combustible à hydrogène, la combustion hydrogène, la batterie, les e-carburants, il n’y a pas une solution qui peut « simplement » remplacer le camion diesel. Quand on en choisit une, on se rend compte qu’il faut également produire cette énergie, la distribuer. C’est complexe et systémique. Nous sommes assez convaincus qu’il y a un marché, mais pour que ce marché puisse réellement se déployer, il va falloir structurer des méta-projets.
On estime souvent, que, pour lancer ce marché, il faut soutenir la commande. Vous évoquez aussi l’importance du levier réglementaire. C’est-à-dire ?
Nous pouvons nous interroger sur la stratégie de l’État de continuer à accompagner ou non le déploiement des solutions, sous la forme de subventions. Mais l’État a d’autres compétences, comme la réglementation. On le voit avec les ZFE (zones à faibles émissions, NDLR), où l’on peut limiter les émissions sur un périmètre donné. Les entreprises ont l’obligation, tous les quatre ans, de faire aussi un bulletin des émissions de gaz à effet de serre et d’avoir un plan d’actions pour les réduire. On peut aller plus loin. Au-delà du plan, on peut fixer l’amplitude.
Des acteurs ont opté pour la technologie hydrogène il y a quelques années, et rétropédalent aujourd’hui. Est-ce un mauvais signe ?
Non. C’est une technologie qui existe depuis longtemps. Néanmoins, il faut industrialiser la fabrication de ses composants, les fiabiliser, les travailler en maintenabilité, puis développer toutes les compétences qui vont, au quotidien, assurer le maintien en condition opérationnelle. On n’a pas encore aujourd’hui des volumes qui permettent d’avoir des solutions qui soient encore suffisamment robustes. C’est en cours. Les gigafactories (comme McPhy à l’Aéroparc de Fontaine, NDLR) vont nous permettre ce passage à l’échelle, de rendre plus robustes ces équipements et de faire baisser les coûts. Je peux entendre que [certains acteurs] considèrent qu’une solution hydrogène coûte encore trop chère. Alors, on arrête ? Non. C’est l’inverse. Il nous faut plus de volumes pour baisser les coûts. Et sur le sujet de la fiabilité, il faut du temps.
Localement, on a inauguré au printemps McPhy. L’usine Gen-Hy est sortie de terre. Inocel se prépare à produire. Quand on observe le marché, n’est-on pas prêt trop tôt ?
On peut se féliciter qu’elles existent ! Nous avons un outil industriel et nous sommes en capacité de faire. Je vois ces gigafactories comme un potentiel. Ne nous attendons pas à ce qu’elles tournent à plein régime dès la première année. Nous avons investi dans un outil qui permet de produire de grandes quantités, parce que nous avons cette ambition d’équilibrer les coûts, qui demandent cet effet d’échelle. Ces entreprises vont avoir un aménagement très modulaire pour suivre la croissance.
En revanche, c’est intéressant qu’elles soient déjà prêtes…
Pour atteindre les objectifs, il fallait se doter de moyens : on a la surface, on a les murs, on a l’outil. Maintenant, il faut la remplir. Ça doit être alimenté par le développement du marché, avec une composante double ; d’abord le marché public, et on peut se féliciter d’être dans un territoire qui joue le jeu, notamment à Belfort avec le déploiement des bus Optymo ; puis celui des entreprises, qui cherchent à être conformes à la réglementation. Et nous avons besoin que la réglementation soit en rapport avec ce rouleau compresseur du climat, pour que les entreprises travaillent sur des projets de décarbonation.
Quel regard portez-vous sur le moteur à combustion interne hydrogène, qui se repositionne depuis plusieurs mois ?
C’est une solution très pertinente. Nous avons en Europe, et particulièrement en France, des motoristes. Le travail à faire pour adapter à l’hydrogène un moteur à combustion est un peu similaire à ce qui a pu être fait pour les adapter au GPL. On touche peu d’équipements, mais ça change le comportement du moteur, ce qui nécessite de réaliser beaucoup d’essais. Il y a beaucoup de secteurs de la mobilité lourde à décarboner, pour lesquels la durée de vie des engins de mobilité – c’est le cas dans le ferroviaire ou les engins spéciaux – est de plusieurs dizaines d’années ; le retrofit y a tout son sens. La combustion hydrogène est la solution qui permet de se rapprocher le plus possible du coût du diesel. On peut voir le moteur comme une solution de transition, en attendant que les systèmes piles puissent offrir les mêmes niveaux de performance et de coût.
Le Pôle Véhicule du Futur travaille sur un projet de corridor Rhin-Rhône. Pouvez-vous le présenter ?
Ce projet vient de l’ambition de cette région de développer l’hydrogène. Cela passe par le soutien à la recherche et l’accompagnement des implantations industrielles. Mais cela passe également par l’accélération des usages. La région est pertinente en termes de décarbonation des transports de marchandises, parce qu’il y a des flux régionaux, nationaux et internationaux entre le bassin du Rhin et le bassin du Rhône. Sur cet axe, environ 90 % du transport de marchandises se fait par la route. Au niveau de la Région, on a par ailleurs l’ambition de décarboner le secteur du transport de marchandises en réduisant de 15,9 %, à horizon 2030, les émissions de gaz à effet de serre des camions qui la traversent, par rapport à 2019 (la Région a défini une feuille de route de la décarbonation, lors de la COP régionale, NDLR). Nous avons toutes les composantes pour que l’on ait un déploiement massif de technologies hydrogène pour la mobilité lourde et intensive. Bien évidemment, d’autres solutions [seront déployées] telles que les batteries, pour des camions dont on a le temps de la recharge ou des camions dont les parcours sont inférieurs à 400 km. Mais pour que ça puisse être une réalité, il faut un accompagnement. Ces poids lourds [appartiennent à des entreprises] dont environ 70 % sont des TPE ou des PME. Nous ne pouvons pas simplement montrer le potentiel et compter ensuite sur chacune de ces entreprises pour avoir un déploiement massif de solutions. L’ambition, c’est décarboner l’équivalent de 2 000 camions par jour (d’ici 2030, NDLR). On va travailler sur le report modal, ferroviaire et fluvial, pour les flux massifiables, et sur le verdissement des flottes de camions pour les flux qui ne pourront pas en bénéficier. Il faut un projet global, afin d’accompagner les acteurs vers le choix des solutions, négocier des coûts qui permettent de se rapprocher du diesel en termes [de coûts d’investissement et d’exploitation] et chercher toute la compétence financière au niveau de l’État et de la Région pour s’approcher de ce point d’équilibre. Il y a également besoin de mutualiser [des infrastructures] et de la maintenance. Nous proposons de bénéficier d’un projet clé en main
Le Pôle Véhicule du Futur organise la forum Hydrogen business for climate, organisé ces 1er et 2 octobre. Après quatre ans, son esprit a-t-il évolué ?
Ce forum permet à toute la filière de se réunir pendant deux jours pour, d’abord, se resynchroniser, en termes d’état de l’art des avancées technologiques. Les choses bougent. Comme je vous le disais, beaucoup de motoristes travaillent [par exemple] sur les bancs d’essais pour faire évoluer les moteurs à combustion, alimentés avec de l’hydrogène. On a la réglementation, dans le domaine de la compétition automobile, qui a également fait le choix de l’hydrogène à l’état liquide pour les réservoirs. Le forum est aussi l’occasion de tirer le trait du déploiement. Un an après, où en est- on en termes de déploiement des industries et de projets (l’inauguration de l’usine McPhy a eu lieu au printemps à l’Aéroparc de Fontaine, tout comme celle de la station hydrogène de Belfort des bus Optymo ; celle d’Inocel à Cravanche est envisagée fin 2024, NDLR). On regarde les chiffres du baromètre en termes de marchés, afin de connaître les prévisions de volumes, mais également les prévisions en termes d’équilibre des coûts entre une solution carbonée et une solution hydrogène. Deuxièmement, on se rencontre. Plus de 300 discussions B2B entre des acteurs de la filière hydrogène ont été organisées en 2023. Après s’être resynchronisé, on échange et on réfléchit ensemble. Des relations clients-fournisseurs se créent et se développent au forum. Nous avons aussi un certain nombre de signatures d’accords ou de pré-accords. Le forum, c’est enfin le moment où l’on travaille ensemble ; c’est le but des ateliers.
Le forum permet de faire le point sur les technologies. En 2023, on a vu monter le moteur à combustion interne. Sur quoi travaille-t-on à présent ?
Sur le sujet de la combustion, il y a une vraie montée en puissance, tout comme sur le stockage à l’état liquide, qui s’est invité autour de la table, tiré par la compétition automobile. Comme cela a souvent été observé dans les innovations dans le domaine de la mobilité routière, c’est la compétition qui va accélérer le développement de la performance, comme cela a été le cas dans le passé avec le développement du turbo, des moteurs à injection directe ou encore du quattro.
Que proposez-vous à la filière ?
Nous avons vraiment besoin maintenant d’une montée en puissance des projets, qui doivent se préparer maintenant, afin que toute la filière soit prête. Ces solutions arriveront soit, naturellement, parce que l’on a une révision de la stratégie nationale hydrogène, qui aboutit à un guichet de financement avec un appel à projets. Soit, nous avons des projets qui représentent une masse suffisante et nous nous tournerons vers les collectivités locales, si elles ont des retombées économiques, vers la Région, parce que cela répond à une stratégie de décarbonation conforme aux objectifs de la COP régionale, ou vers l’État. Pour aller chercher des financements qui n’existent pas encore, il faut monter les projets et les présenter. Il nous faut le miroir des implantations. Si nous sommes la région dans laquelle il y a le plus d’implantations d’usines des composants de l’hydrogène, il faut que la région soit également le premier marché de déploiement de la technologie hydrogène. On doit d’abord créer, ici, le marché.