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Belfort, nid d’espions

Entre 1871 et 1940, sur fond de tensions politiques, Belfort a été le théâtre d'affaires d'espionnage (©DR).

Entre 1871 et 1940, sur fond de tensions politiques, Belfort a été le théâtre d’affaires d’espionnage. Une époque de méfiance, de suspicion généralisée. Un temps où les ennemis français et allemands s’épiaient sous l’œil inquiet de la Suisse voisine. Ces épisodes sont les témoins d’une époque où la géopolitique européenne s’est focalisée dans l’Aire Urbaine.

Jordan Lahmar-Martins

Entre 1871 et 1940, sur fond de tensions politiques, Belfort a été le théâtre d’affaires d’espionnage. Une époque de méfiance, de suspicion généralisée. Un temps où les ennemis français et allemands s’épiaient sous l’œil inquiet de la Suisse voisine. Ces épisodes sont les témoins d’une époque où la géopolitique européenne s’est focalisée dans l’aire urbaine Belfort-Montbéliard.

Nous sommes en décembre 1910. Un capitaine de renseignement français en garnison à Belfort, le capitaine Charles Lux, est arrêté en Alsace. Après plusieurs jours de filature, y compris en Suisse, les autorités germaniques procèdent à son interpellation. Il est accusé d’espionnage. Il aurait profiter de son voyage pour glaner des renseignements auprès de pro-Français. Condamnée à six ans de prison, l’officier parvient à s’échapper de prison.

Revenu en France, la presse célèbre son exploit. Entre-temps, la détention de Lux a engendré des tensions franco-allemande. Paris reproche à Berlin d’avoir réalisé un véritable guet-apens lors de l’arrestation de Lux. De même, la presse allemande s’insurge contre les conditions d’incarcération de l’officier. Ces conditions sont jugées trop laxistes. L’affaire n’a pas apaisé les relations franco-allemandes, au contraire.

Quelques vingt ans plus tard, une autre affaire, tombée dans l’oubli, secoue Belfort. Cette fois, ce sont les Français qui procèdent à l’arrestation de l’un des leurs. Le capitaine Georges Frogé est un intendant militaire dans la cité du Lion. Il est arrivé en 1931 dans un service d’intendance militaire désespérément incompétent où les malversations semblent monnaie courante. Dans ce contexte, l’officier tente de relever cette institution dont il est le chef adjoint. Il s’aperçoit notamment de la disparition d’une pièce capitale : le plan de protection de Belfort. En d’autres termes, la carte contenant les positions de sûreté du système de défense de la ville aux trois sièges.

Face à la volonté affichée par Frogé de nettoyer les écuries d’Augias, une machination est mise en place. Il est arrêté en janvier 1933 pour intelligence avec une puissance étrangère, l’Allemagne. Le capitaine est accusé d’entretenir une correspondance secrète avec des espions allemands. Plus grave encore, l’intendant est soupçonné d’avoir vendu la carte des fortifications à des agents de Berlin.

Des pièces sont montées de toute pièce contre Frogé. De surcroît, un espion polonais retourné par les Allemands, du nom de Krauss, prétend avoir rencontré le militaire à plusieurs reprises. Les rendez-vous auraient permis à Frogé de délivrer des détails stratégiques aux Allemands. Des versements d’argent, dont on ne trouve pas traces, sont signalés par Krauss. L’affaire fait grand bruit entre 1933 et 1938. Deux camps s’affrontent entre les partisans et les opposants du capitaine. Parmi ses défenseurs, le journal suisse l’ Impartial décrit dans son édition du 28 octobre 1936 une scène surréaliste : « Ainsi on a établi que l’armoire aux mille secrets, l’armoire où sont gardés plans, documents, renseignements est du meilleur bois blanc de la plus vulgaire espèce. Le cadenas qui en maintient fermé les battants offrait aux enfants d’un officier de l’Intendance l’occasion d’un sport divertissant. Ces bambins jouaient à qui ouvrirait le plus vite le cadenas ! Et c’est dans cette armoire que se trouvait placé le plan de protection de Belfort en cas de troubles intérieurs, plan dont Frogé lui-même découvrit la disparition en inventoriant les dossiers contenus dans l’armoire. Frogé voulut qu’on portât plainte. Une enquête fut ouverte. Et elle aboutit à sa propre condamnation ! »

Malgré ces éléments et des témoignages en sa faveur, le capitaine Frogé est condamné en novembre 1933 à une peine lourde : cinq ans de prison, 5000 francs d’amende, dix ans d’interdiction de séjour sur le territoire belfortain et une déchéance des droits civiques. Cette décision est confirmée en appel et en cassation.

Libéré en conditionnelle en 1936, Frogé ne cessera toute sa vie de vouloir laver son honneur. Il tente quelques demandes de révision, sans succès en 1953. Encore aujourd’hui, malgré les preuves justifiant de son innocence, le capitaine est toujours considéré comme coupable.

Des espions moins médiatisés

Derrière ces deux grandes affaires, d’autres tentatives d’espionnage, avérées ou non, se produisent. Dès 1883, un Autrichien du nom de Dautchel Ferdinand est arrêté par la gendarmerie terrifortaine. Porteur de document de l’armée des Habsbourg, Ferdinand est confondu comme espion. Arrêté, il est entendu par les Français. Cependant le seul délit dont il semble coupable est d’errer. À cette époque, le délit de vagabondage existe. Il est en effet interdit par la loi de voyager sans posséder un domicile fixe. La méfiance est d’autant plus grande contre les sans domicile quand ils sont étrangers.

Les épisodes d’espionnage imprègnent la mentalité locale. Les Terrifortains vivent au rythme de ces affaires qui créent une atmosphère de méfiance, de suspicion généralisée. Même en se déplaçant à l’étranger, les Nord-Comtois s’associent à ces tensions frontalières. Une illustration dans un article paru le 15 mars 1907 dans le journal Le Jura. À Berne, un homme qui serait originaire de Lachapelle-sous-Rougemont est arrêté par la police. Cet individu aurait été incarcéré en tenu d’artilleur. Interrogé par les autorités de sûreté helvétique, il déclare être déserteur de l’armée française et avoir vendu des secrets militaires à un officier allemand à Mulhouse. Comme le conclut le média « On ne sait encore si l’on a affaire à un espion véritable ou à un détraqué. Cette dernière supposition pourrait bien être la vraie. »

La Première Guerre mondiale et le retour de l’Alsace-Lorraine ne marquent pas la fin des tensions autour d’affaires d’espionnage. Dans les années 1920, de nouvelles affaires judiciaires éclatent au grand jour. La dernière recensée date de 1938. La Suisse Libérale du 16 février 1938 est assez particulière. Quelques jours auparavant, un homme de nationalité suisse a été appréhendé par les autorités militaires françaises. Le dénommé Haussner aurait cherché à subtiliser des informations sensibles sur l’artillerie française de la ceinture fortifiée de Belfort. Démasqué, il est condamné par le tribunal militaire de Besançon à quinze ans de prison et une interdiction de vingt ans du territoire national.

L’arrestation de l’Helvète n’est pas anodine. Elle rappelle que l’étranger, notamment germanophone, peut être assimilé à une menace. Durant cette période, ce sont souvent des jeunes hommes d’un pays germanophone qui font l’objet d’arrestations, de condamnations pour espionnage. De l’autre côté de la frontière, des profils similaires mais francophones font aussi l’objet de procédures judiciaires. Entre 1871 et 1940, des dizaines de personnes, française, allemande et autres sont concernées par ces affaires. Certains moments déclenchent des arrestations en réaction. Ainsi, lors de l’évasion du capitaine Lux en 1912 de sa prison allemande, plusieurs ressortissants français sont arrêtés en Alsace pour des faits d’espionnage. Quelques-uns, comme le professeur Vermot, qui vient de Seloncourt, sont en lien avec l’affaire Lux. Vermot est accusé d’avoir aidé Lux à gagner la France.

Montbéliard, l'autre nid d'espions

Une population est particulièrement visée par les soupçons d’espionnage, ce sont les Alsaciens. Plusieurs d’entre eux sont accusés au cours de la période de pactiser avec leur nouvelle patrie au détriment de la France. En mai 1912, le jeune Emile Schobgen, arrive de Mulhouse pour s’installer à Montbéliard. Sans ressources, il vit très modestement. Il parvient à trouver un emploi dans l’usine Bourcart. Certains suspectent chez lui une couverture, il serait en réalité un officier dans l’armée allemande. Il est arrêté alors qu’il vient d’emménager dans l’hôtel restaurant Bulher. Après plus d’un mois d’enquête, les charges sont abandonnées contre lui par manque de preuves.

Ces affaires ne sont pas l’apanage exclusif du Territoire de Belfort, ni d’objectifs militaires. En 1938, un voyageur de commerce suisse est condamné à Zurich pour une affaire d’espionnage comprenant un volet industriel. Au printemps de la même année, il aurait approché un agent de renseignement allemand présent en Suisse. Dans les mois suivants, le commercial se rend à deux reprises en Allemagne. Au cours de son procès, on apprend qu’il devait partir en France espionner les usines Peugeot dans l’agglomération de Montbéliard. Cependant, manquant de fonds pour sa mission, son voyage ne s’est pas fait.

Ces épisodes rappellent comment les rivalités européennes, la proximité frontalière a bouleversé le destin de dizaines de personnes dans l’Aire Urbaine mais aussi en Lorraine. L’histoire de ces événements est tombé dans l’oubli avec la construction européenne. Ils restent d’actualité dans d’autres parties du monde où les tensions géopolitiques sont fortes.

Source

> L’Est Républicain, 1er Octobre 1912
> Le Franc-Montagnard, Volume 14, Numéro 1529, 29 août 1912
> L’Impartial, 28 octobre 1936
> L’Impartial, 28 août 1912
> Journal du Jura, Numéro 3, 5 janvier 1912
> Journal du Jura, Numéro 254, 29 octobre 1934
> Journal du Jura, Numéro 272, 19 novembre 1938
> Le Jura, Volume 33, Numéro 103, 25 décembre 1883
> Le Jura, Numéro 58, 16 mai 1935
> Le Jura, Numéro 65, 23 mai 1953
> Le Matin, 27 août 1912
> La Suisse Libérale, 16 mai 1935
> La Suisse Libérale, Volume 46, Numéro 285, 5 décembre 1910
> La Suisse Libérale, Volume 74, Numéro 39, 16 février 1938
> La Tribune de Genève, Volume 34, Numéro 6, 9 janvier 1912 Edition 05

> GIRARDOT Fanny, L’idée de complot à Belfort, 1832 et 1932 in « Le Romantisme dans l’Histoire de Belfort », plaquette de présentation, 2018

> LAGNEAU Laurent, Ceux de 14 : L’incroyable évasion du Capitaine Lux, 11 novembre 2014 in opex360.com (http://www.opex360.com/2014/11/11/ceux-de-14-4-lincroyable-evasion-du-capitaine-charles-lux/, consultée le 13/06/2022)

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